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respirer, — nous ne faisons aujourd’hui qu’une estime assez mince des maigres acquisitions dont s’enorgueillissait la naïveté de nos pères. Mais s’ils en ont été si fiers, c’est qu’ils en ont joui vivement, et, pour nous en convaincre, il ne faut que relire quelques endroits des Lettres persanes, le passage classique de Fontenelle, en son Éloge de d’Argenson, sur les fonctions d’un lieutenant de police : « Entretenir perpétuellement, dans une ville telle que Paris, une consommation immense, etc., » ou le Mondain de Voltaire, et son Siècle de Louis XIV. Le plaisir ou la joie de vivre en leur temps y circule, pour ainsi dire, et l’on sent qu’ils se savent gré à eux-mêmes d’être si heureusement nés.


Ô le bon temps que ce siècle de fer !


La propreté, l’abondance, la sécurité, la tranquillité des rues de Paris leur sont à tous comme un sujet d’inépuisable émerveillement, toujours le même et toujours nouveau. La a machine à fabriquer les bas ; » les tapis de Perse et de Turquie « surpassés à la Savonnerie ; » seize cents filles « occupées aux ouvrages de dentelle, » quoi encore ? toutes ces industries, — « acier, fer-blanc, belle faïence, » glaces « façons Venise » et « cuirs maroquinés, » — tous ces progrès du luxe les emplissent d’aise, de reconnaissance, et de vanité. Mais quand ils parlent des « cinq mille fanaux qui forment toutes les nuits une illumination dans la ville, » leur ton s’élève jusqu’au lyrisme, comme encore quand ils célèbrent « la commodité magnifique de ces carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts ! » Et Voltaire a soin d’ajouter : « Un citoyen de Paris se promène aujourd’hui dans sa ville avec plus de luxe que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitole. » Combien de fois maintenant, en combien de manières, par combien de « philosophes, » — et, si je l’ose dire, de nigauds aussi, — n’entendrons-nous pas, à travers tout le XVIIIe siècle, répéter, ou refaire, ou diversifier cette comparaison !

Autre progrès, autre transformation, plus intérieure, et de plus de portée : les classes se mélangent, les conditions s’égalisent, et les « lumières » se répandent. Même quelques rayons ou, si l’on veut, quelques éclaboussures s’en vont atteindre jusqu’aux dernières couches d’une société pourtant toujours si fortement hiérarchisée, et en bas, tout en bas, de nouvelles curiosités s’éveillent. Une femme d’esprit raconte en ses Mémoires qu’étant jeune fille encore, âgée de seize ou dix-sept ans, il lui fallut, certain soir de 1710 ou de 1711, coucher dans une « vraie taverne » de la vallée d’Auge, à Saint-Pierre-sur-Dive. « Le lit qu’on me donna, dit-elle, était adossé à une mince cloison qui séparait ma chambre d’une