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vu, en crayonnant rapidement leur histoire, de Mlle de La Force ou de Mme de Murat. Les termes du rapport ont changé désormais. La liberté des mœurs conduisait les femmes de la génération précédente à une certaine indépendance d’esprit, mais maintenant c’est par l’indépendance de l’esprit que l’on débute, pour en arriver, d’ailleurs, à l’entière liberté de la conduite ; et le résultat est peut-être le même au point de vue de l’histoire des mœurs ; il ne l’est pas du tout au point de vue de l’histoire des idées.

Ces exemples peuvent suffire, si nous voyons par là comment la science et la philosophie s’essaient à remplir dans les intelligences le vide que la morale et la religion y ont laissé en s’en allant, ou comment encore, au goût des vérités de croyance et de foi se substitue le goût des vérités de raisonnement et de fait. Car, dès à présent, on ne saurait trop le dire, et les preuves maintenant, d’année en année, vont s’en accumuler. Pas plus que la génération des Voltaire et des Montesquieu, qui tout à l’heure occupera la scène, ou que la génération des Turgot et des Condorcet, qui ne disparaîtra qu’avec le siècle, celle-ci, la génération des Fontenelle ou des Bayle, n’est sceptique ou seulement incroyante : elle croit seulement à d’autres choses. Ne parlons plus de Bossuet ni de Pascal. Mais les hautes spéculations d’un Malebranche ou d’un Spinosa même commencent à faire sur des esprits positifs et pratiques l’effet d’une scolastique vaine. Elles sont en l’air, pour ainsi parler, et situées au-dessus, si l’on veut, mais en dehors des seules réalités qui importent. Ni de savoir ce que c’est que la substance en soi, par exemple, ou par quel moyen s’établit la communication des substances, du fini et de l’infini, de la matière et de l’étendue, du corps et de l’âme, aucune de ces questions, dont on commence à soupçonner qu’elles passent la capacité de l’intelligence humaine, n’éveille, n’intéresse, ne soutient, ni surtout ne passionne désormais la curiosité. C’est la planète qu’on veut connaître, et Fontenelle écrit ses Entretiens sur la pluralité des mondes. On veut pénétrer « les secrets de la nature, » — la nature qu’on voit, la nature qu’on touche, — et le Cours de chymie du pharmacien Lémery « se vend comme un ouvrage de galanterie ou de satire. » D’année en année, les éditions s’en succèdent, et on traduit le livre en latin, en anglais, en allemand, en espagnol. Il s’agit de connaître l’homme, et les femmes se pressent aux « dissections » de l’anatomiste du Verney. Qu’est-ce à dire, sinon que, de rationnelle qu’elle avait été presque exclusivement jusque-là, la science tend à devenir expérimentale ? Notez qu’elle devient en même temps mondaine. Elle prend dans les entretiens la part que naguère encore y tenait la controverse. Un prince du sang s’occupe de chimie, — celui qui va bientôt devenir le régent, — et le bruit court qu’il distille des