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de cette époque se sont perpétuées jusqu’à nos jours ; les partis politiques actuels vivent principalement de ce triste héritage.

À l’approche de la révolution, tout ce qu’il y avait de souffrance et de haine civile dans la mémoire des vaincus fut un instant oublié, noyé sous l’irrésistible courant d’espérance et de concorde qui passa sur notre pays. Les trois ordres de la province, réunis à Villeneuve-de-Berg, le chef-lieu du bailliage du Bas-Vivarais, rivalisèrent d’enthousiasme et d’abnégation. La fusion solennelle des Français s’accomplit dans la chapelle des Pénitens, où s’assemblaient les délégués du tiers. L’an dernier, comme je cherchais à Villeneuve-de-Berg quelques documens sur ces journées mémorables, on me dit que je trouverais les procès-verbaux des séances chez le curé de la Villedieu, petite paroisse qui occupe l’emplacement de l’ancienne et puissante abbaye de ce nom. J’y arrivai à une heure avancée de la soirée, à travers des choses enchantées par la chaude splendeur d’une nuit d’août. La clarté des étoiles évoquait les ruines du cloître féodal : clarté si vive que je trouvai sans peine la petite cure, endormie à l’ombre de ces aïeules monacales. Le prêtre m’y reçut sur une terrasse tout odorante de balsamines en fleur, où des rayons hardis comme ceux de la lumière diurne se jouaient dans le rideau de plantes grimpantes. Il alluma sa lampe de cuivre, le chalel, dont la forme n’a pas varié depuis l’époque romaine, il tira d’une armoire des liasses de papiers jaunis, écussonnés aux armes de France. Et l’aube de quatre-vingt-neuf se leva des feuillets moisis, tristement ironique au milieu de ces ruines, dans la force en travail de l’impassible nature, qui vit les rêves avortés des ancêtres comme elle voyait ce soir-là les nôtres, avec ce même regard de mère sourde, vaguement bonne, indifférente aux cris de ses enfans qui n’ont pas de sens pour elle. Chaque ligne témoignait des généreuses ardeurs, des courtes illusions de nos pères, à l’heure où ils crurent changer le monde et le cœur humain, secouer tout le poids de misère du passé, entrer dans la félicité définitive. M. Delière, procureur du roi, disait dans son discours :


Ames fortes, esprits éclairés, amis de la vertu, connaissez-vous, respectez-vous. Vous voilà chargés de coopérer à une résurrection nationale, en procurant, autant qu’il est en vous, une régénération indispensable dans les finances, dans les principes et dans les lois… Le peuple est consterné, le cultivateur arrose de ses larmes le champ qui, par l’excès de l’impôt, ne fournit plus à sa subsistance. Le journalier, plus malheureux encore, prend sur sa pauvreté même pour les besoins de l’État. Un ciel serein roule sur nos têtes, la misère est à nos pieds,