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l’ordre, et « mettre quelqu’un » au plus vite. Les électeurs commencèrent à se décourager, quand il leur fut prouvé que les braves gens auxquels ils confiaient ce mandat étaient capables de toutes les bonnes actions, excepté de « mettre quelqu’un. » Pour quelles causes on n’y réussissait pas, c’était trop difficile à débrouiller au fond de la montagne ; les électeurs voyaient seulement qu’on n’y réussissait pas, après un long crédit de temps et de bonne volonté. Ils ne comprirent rien au Seize-Mai, et je crois qu’il serait vraiment injuste d’en tirer argument contre leur intelligence. Quand l’axe du pouvoir central se déplaça de droite à gauche, ils n’y furent pour rien ; mais leurs appréhensions de la première heure contre la république s’étaient calmées ; elle gagnait des sympathies dans la nouvelle génération, et, le découragement aidant, les vieux étaient tout prêts à s’y résigner, pourvu qu’elle fût ordonnée et tolérante.

N’était son mauvais renom dans le passé, et ses fautes dans le présent, elle aurait rencontré peu de résistance en ce pays de Vivarais, qui semble façonné par toutes ses conditions sociales pour cette forme de gouvernement. S’il y a quelque part une pure démocratie rurale, comparable à celle des cantons suisses, c’est dans la montagne cévenole. Sur ces rochers couverts de donjons ruinés, où la féodalité eut de si fortes prises et laissa de si grands souvenirs, la métamorphose opérée par notre siècle a été complète. La plupart des familles considérables qui possédaient le sol il y a cent ans se sont éteintes ; d’autres ont quitté une province pauvre, d’accès difficile, où rien ne se prête à la grande existence telle qu’on l’entend aujourd’hui. Quelques anciens gentilshommes demeurent fidèles au pays natal ; la modicité de leur fortune limite leur rôle social ; ils vivent près du paysan, sur le petit bien qu’ils font valoir, avec une noble simplicité qui les rapproche de leurs voisins. Les situations perdues n’ont pas été remplacées par de grosses fortunes industrielles. La tenure du sol en fermage est une exception fort rare. On n’y trouverait nulle part ces grandes propriétés qui se perpétuent ou se recréent dans d’autres provinces de France, maintenant les influences d’en haut, exaspérant les convoitises d’en bas.

La bourgeoisie des petites villes forme une classe indépendante, justement fière de son ancienneté, de son intégrité de mœurs ; mais l’esprit d’entreprise n’est guère développé dans ces familles patriarcales, qui vivent sur elles-mêmes, administrent avec une sévère économie le bien patrimonial, et subissent les révolutions sans rien faire pour les précipiter ou les détourner. D’ailleurs les élémens urbains comptent peu devant la supériorité numérique des campagnes. Exception faite d’Annonay, agglomération