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de secte, pour sa Vie de Jésus, éprouveraient peut-être une certaine confusion à la lecture de bien des pages toutes religieuses de l’audacieux penseur, — et les politiques qui lui font aujourd’hui des apothéoses seraient peut-être tout aussi embarrassés de s’accommoder avec ses idées sur les affaires publiques. Le fait est que M. Renan n’avait sans doute aucune répugnance pour la république pas plus que pour tout autre régime, qu’il avait généralement l’esprit libéral, — mais qu’il ressentait le dédain d’un lettré supérieur pour le pouvoir des multitudes, pour les foules, pour le suffrage universel, et qu’il ne cachait pas ses préférences pour ce qu’il appelait un « bon tyran, » — bien entendu, un tyran humain, éclairé et bienfaisant. Ce n’était peut-être encore qu’une ironie. En réalité, M. Renan n’a eu que des goûts passagers et peu justifiés ou mal récompensés pour la politique. Les travaux de l’esprit, l’étude, l’art, ont suffi à remplir sa vie et à user ses forces. Depuis quelque temps déjà il semblait s’affaiblir, s’affaisser par degrés, se disputer péniblement au mal qui l’envahissait. Sans que son intelligence parût atteinte et que son zèle au travail fût diminué, il pliait sous le poids de la vie et se hâtait vers le déclin. Il le sentait lui-même, il en éprouvait une sorte de lassitude mêlée d’un stoïcisme encore souriant. Il ne redoutait pas l’inconnu, quoique l’inconnu soit toujours redoutable, même pour ceux qui affectent de le dédaigner ; il ne le défiait pas non plus, ce qui eût été une autre faiblesse. Il l’attendait patiemment comme on attend ce qui va être le terme de tout. Il a vu aujourd’hui face à face la grande énigme. Il a disparu, laissant un nom retentissant, une philosophie contestée et des œuvres littéraires qui restent l’expression originale et séduisante d’un beau génie. C’est par là qu’il survivra.

Après cela, après ces obsèques qui lui ont été faites au Collège de France, et où les généreux discours de M. le ministre de l’instruction publique, de M. Gaston Boissier, de M. Gaston Paris, n’ont pas réussi, il faut le dire, à échauffer cette morne fête funèbre, va-t-on le porter au Panthéon comme on l’a proposé ? Si on porte M. Renan au Panthéon, il faudra accorder les mêmes honneurs à bien d’autres, — et quels seront ces autres élus ? Ne voit-on pas qu’en multipliant ces cérémonies et ces honneurs suprêmes, on risque d’en dénaturer le caractère et d’en affaiblir l’effet ? Ce n’est pas que l’idée ait par elle-même rien de choquant : presque tous les pays ont de ces asiles augustes où ils recueillent leurs morts illustres. Le dernier grand poète de l’Angleterre, le poète-lauréat, lord Tennyson, qui passait depuis longtemps sa vie dans la solitude et qui vient de s’éteindre chargé d’années, presque en même temps que M. Renan, va lui aussi avoir les honneurs publics. Il a sa place marquée à l’abbaye de Westminster, où l’attendent les ombres de tous les grands Anglais qui ont figuré dans la politique,