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la maîtrise de la scène française pendant trente ans. Personne autant qu’elle n’eut le grand pathétique et, comme on disait alors, de la machine à Corneille. Quel triomphe d’avoir un jour fait reculer, dans un mouvement d’effroi, le parterre qui laissa un grand espace vide entre les premiers rangs et l’orchestre, tandis que, toute pleine du dieu qui l’embrasait, elle récitait les imprécations de Cléopâtre[1] ! Et ce coup de poing d’un vieil officier placé sur le théâtre, interrompant le spectacle pour lui crier avec indignation : « Va, chienne, à tous les diables ! » Et cette soirée unique où, choquée des plaisanteries de Clairon, elle se présente vêtue d’un simple casaquin, et joue le rôle d’Elisabeth dans le Comte d’Essex, avec une énergie si brûlante, qu’oubliant son costume, les spectateurs semblent fascinés par l’actrice qui dirige leurs impressions comme un grand violoniste les cordes de son instrument ! Elle les fit pleurer aussi, pendant trois actes de suite, dans cette Mérope où, pour la première fois, s’écartant des règles, jusqu’alors inviolées, qui prescrivaient de marcher sur la scène, elle traversa celle-ci en courant pour se porter au-devant du coup mortel, au moment où elle laisse échapper le secret de la naissance d’Égisthe : l’égarement de la douleur, l’expression déchirante de tendresse maternelle peinte sur ses traits, changèrent l’étonnement en admiration.


… Melpomène elle-même
Ceignit son front altier d’un sanglant diadème,
Dumesnil est son nom. L’amour et la fureur,
Toutes les passions fermentent dans son cœur ;
Les tyrans, à sa voix, vont rentrer dans la poudre ;
Son geste est un éclair, ses yeux lancent la foudre.


Que maintenant elle se montrât inégale, exagérée, que, dans son empressement d’arriver aux grandes situations, de déblayer le terrain, elle débitât trop rapidement les morceaux inutiles ou languissans, ces défauts n’étaient rien au prix de tant de qualités : gardons-nous aussi d’enfler la liste, et, avec Marmontel, de lui

  1. D’Alembert, dînant un jour chez le marquis de Lomellini, avec Mlles Gaussin et Dumesnil, imita successivement, avec une rare perfection, le ton, la voix, les gestes, de Sarrasin, Quinault-Dufresne, Poisson, etc. Comme ils étaient absens, il mima les plus petits défauts. Mlle Gaussin désira de se voir imiter ; d’Alembert se défendit quelque temps, puis céda, et l’illusion fut aussi parfaite que flatteuse. Dumesnil ayant voulu avoir son tour, il commence, mais à peine a-t-il dit sept ou huit vers qu’elle s’élance de son fauteuil en criant : « Ah ! voilà mon bras gauche, mon maudit bras gauche ! Il y a dix ans que je travaille à en corriger la raideur, et je n’ai pu encore y parvenir. Oh ! monsieur, je vois bien que rien ne vous échappe. Je vous promets de faire de nouveaux efforts pour en venir à bout. Mais aussi vous ne pouvez refuser de me donner des conseils. Vous avez trop de tact pour n’être pas un excellent maître de déclamation. »