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la paix profonde et douce du jour naissant, une illusion croissait. L’autrefois était plus près de lui tout à coup, presque présent. Son union avec Marie ne lui semblait point avoir été rompue. De même qu’alors il reprenait leurs feuillets pour les comparer, il reprit les pages qu’il venait d’écrire. Or, étrangement, il lui parut, à mesure qu’il avait corrigé, qu’il tînt sous les yeux la page définitive de leur collaboration, leurs deux pages fondues en une seule. La concentration de son esprit l’isolant à nouveau des objets extérieurs, il retrouvait indéniable l’écho de sa pensée en une pensée pareille. Il rencontrait des lignes qu’il ne se rappela point, que son effort n’arriva point à reconnaître pour siennes. Et il éprouva l’impression que son cerveau, ainsi qu’autrefois, n’eût point été seul, qu’il eût reçu à la fois et rayonné des images qui, par des affinités inaperçues, s’étaient fondues en des visions uniques ; la sensation que Marie eût été là, dans le fauteuil vide, en face de lui.

Dans le jour plus clair, sous le soleil plus haut, cette sensation s’atténua, disparut. Mais, les jours suivans, le charme du labeur persista, le charme des anciens labeurs à deux. Et, tandis que l’œuvre avançait, de ne découvrir aucune différence entre elle et les œuvres précédentes qu’ils avaient édifiées ensemble, l’illusion un moment subie reparut, se fortifia. Durant les heures fiévreuses de la production, la morte n’était plus morte. Elle n’était même point absente comme une amie partie pour un lointain voyage ; elle était près de lui, véritablement, invisible seulement, lorsqu’il levait les yeux. S’il n’entendait point le grincement ressouvenu de sa plume et le froissement de ses feuillets, il sentait que la fusion de leurs deux pages en une seule, pour s’accomplir par des moyens différens, impénétrables, pour être antérieure à la manifestation écrite de l’idée ou simultanée, était réelle cependant. Leur communion si absolue, si intime, se poursuivait ; leur collaboration, un moment interrompue, était reprise.

Il eut l’intuition qu’il n’avait point manqué à sa parole, que c’était Marie elle-même qui l’avait ramené au travail, courbé sur les pages irrésistiblement.

Alors, tandis qu’autour de lui ceux qui, d’abord, à cause de sa longue inaction, l’avaient accusé de n’être pour rien dans l’œuvre commune, déclaraient que nul écrivain n’était capable de résister à la passion d’écrire, Paul, souriant du sourire dont on voile à la foule les choses qui doivent demeurer secrètes, venait s’asseoir à la large table, en face du fauteuil vide : et ils travaillaient.


JEAN REIBRACH.