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hardi et intelligent de la force, et l’oppression, sans hésitation et sans remords, du plus faible par le plus énergique, le mieux armé ou le mieux associé. Mais la science ne nous demande pas de la prendre pour guide moral ; elle ne veut être que la science ; elle croit qu’il est fort salutaire que nous l’écoutions et fassions commerce avec elle pour nous donner d’excellentes habitudes d’esprit que nous transporterons ailleurs ; mais elle ne prétend pas nous donner directement ni nous imposer une règle de vie. Ceux qui, sans qu’elle les y invite, lui en empruntent une, s’exposent à se fourvoyer. Il est probable qu’au contraire c’est à mesure que la science verra plus clair, et du reste toujours les mêmes choses, dans l’immense nature, que l’on sentira le besoin de créer une morale parfaitement séparée d’elle et indépendante de ses conclusions, que l’on sentira le besoin, loin de confondre l’homme et de le noyer dans la nature, tout au contraire de l’en distinguer, comme en effet par sa façon d’être il s’en distingue. Et ce ne sera point se refuser à comprendre, ce sera comprendre mieux ; car comprendre, ce n’est point seulement embrasser, c’est distinguer aussi. Que, comme par toute une partie de nous-même nous sommes semblables à la nature animale, pour toute cette partie nous nous conformions à cette nature-là, rien de plus juste, et du reste rien de plus nécessaire ; mais si nous avons à vivre « conformément à la nature, » nous avons à vivre aussi « conformément à notre nature ; » et c’est cela, aussi, qu’il faut se garder d’oublier. C’est toujours Pascal qui a raison : « L’homme n’est ni ange ni bête, et qui veut faire l’ange fait la bête. » Exactement pour la même raison, qui veut faire la bête renonce aussi bien que l’autre à sa nature, et fait la bête encore davantage.


VI

On voit qu’Edgar Quinet, avec sa faculté maîtresse qui fut l’imagination, a accompli une sorte d’évolution à travers les idées du siècle, subissant successivement diverses influences, celle de l’Allemagne, celle de l’université anticléricale de 1840, celle de Darwin et du transformisme, traduisant, à chaque fois, et agrandissant, élargissant en vastes poèmes très brillans les idées qu’il recevait ainsi de la région du monde intellectuel qu’il traversait. Il était éminemment sensible à la suggestion, comme Michelet à l’auto-suggestion, et à contempler, avec la ténacité douce qui était dans son caractère, un objet qui attirait son regard, il arrivait assez facilement, et trop facilement, à une manière d’hypnotisme. L’Allemagne l’a enivré de philosophie de l’histoire et de symbolique,