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rapports auxquels on arrive peuvent être considérés comme suffisamment sûrs ; et nos arrière-neveux trouveront, dans les relevés de l’état civil, ainsi utilisés, de quoi instituer des comparaisons concluantes entre leur temps et le nôtre.

Nous sommes moins à l’aise pour comparer le siècle qui va finir à ceux qui l’ont précédé, parce que nos aïeux ne voyaient pas grand intérêt à faire régulièrement l’inventaire de leurs baptêmes et de leurs enterremens. Toutefois, avec un guide expérimenté et sagace comme M. Levasseur, on peut remonter assez loin dans le passé et se faire au moins une idée approximative de ce que la vie, dans sa lutte continue contre la mort, a gagné ou perdu depuis quelques centaines, voire même depuis quelques milliers d’années.

Rappelons d’abord, sans la discuter, la tradition qui, à la faveur d’une chronologie très problématique, confère aux premiers hommes des longévités extraordinaires. La mythologie païenne nous donnait pour ancêtres des géans, hauts de cent coudées. La Bible nous donne pour ancêtres des patriarches vivant près de mille ans. Flourens, avec sa théorie des dédoublemens successifs de la vie, eût pu s’accommoder de ces majestueuses origines. Mais les docteurs enseignent maintenant que, loin que l’espèce ait dégénéré, l’homme représente le produit perfectionné d’une évolution ascendante où le singe lui-même a joué à son heure le rôle d’un parvenu. L’histoire proprement dite peut faire abstraction de ces conceptions contradictoires. L’Ancien Testament, d’ailleurs, nous ramène assez vite aux proportions normales : le psaume LXXXIX, intitulé Prière de Moïse et composé, sans doute, par quelqu’un de ses descendans, oppose éloquemment à l’éternité du Très-Haut la brièveté de l’existence humaine et dit expressément : « Notre vie dure à peine soixante-dix ans ; les plus forts vont à quatre-vingts. » C’est ce que pourrait encore dire un poète contemporain ; c’est ce qu’auraient pu dire les poètes de tous les temps.

Les anciens n’avaient pas attendu Sénèque pour s’apercevoir que la vie est courte ; mais il courait parmi eux d’étranges préjugés relativement à l’âge où l’on meurt, et nos pères ont longtemps conservé ces naïves illusions. Ne voit-on pas, jusque sous Louis XIV, le docte Salmasius s’attaquer gravement à la vieille superstition des « années climatériques[1] ? » C’était de sept en sept ans, selon les uns, de neuf en neuf ans selon les autres, que s’échelonnaient sur le chemin de la vie les passages critiques, et l’échéance la plus meurtrière était nécessairement la soixante-troisième année, 63 étant le multiple commun de 7 et de 9. On se persuadait donc

  1. Cl. Salmasii de annis climactericis et antiqua astrologia diatribœ, ex officina Elzevitiorum, 1648.