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sang ni la mort ; toutes les victimes ne tombent pas, et des sacrifices sublimes se consomment chaque jour dans le secret de consciences inconnues. Ainsi compris, l’héroïsme s’étend ; il gagne notre âme entière. Aussi l’associerons-nous, par un retour sur nos études précédentes, à la religion, à la nature et à l’amour ; des trois sentimens, il apparaîtra comme le paroxysme et la fleur éclatante. Enfin, sans plus y rien mêler, sans même le qualifier, de peur de le restreindre, nous envisagerons l’héroïsme pur, c’est-à-dire un état supérieur de notre âme : la conscience tantôt grave, tantôt exaltée de notre force et de notre liberté. Ainsi, de la forme guerrière de l’héroïsme, la plus extérieure et la plus sensible, nous repliant peu à peu sur nous-mêmes, nous pénétrerons jusqu’au théâtre intime des luttes purement morales et des silencieuses victoires.


I

La guerre est naturelle. Est-elle également divine ? Des hommes d’action l’ont proclamé : témoin le maréchal de Moltke ; des hommes de pensée l’affirment aussi, depuis Joseph de Maistre jusqu’à M. E.-M. de Vogué. La guerre, a dit le soldat allemand, entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentimens : « l’honneur, le désintéressement, la vertu, le courage ; elle les empêche de tomber dans le plus hideux matérialisme. » « Si par impossible, écrit à son tour notre éminent compatriote, une fraction de la société humaine, mettons tout l’occident civilisé, parvenait à suspendre l’effet de cette loi, des races plus instinctives se chargeraient de l’appliquer contre nous ; ces races donneraient raison à la nature contre la raison humaine. »

Étranges doctrines ! — La guerre, dites-vous, entretient le courage. Mais tous les fléaux humains l’entretiennent également. La pauvreté et la faim provoquent l’aumône ; les épidémies font l’honneur des médecins et des garde-malades. Est-il donc heureux qu’il y ait des affamés et des cholériques ? — Non. La guerre, comme la souffrance, comme la mort, dont elle est une des grandes pourvoyeuses, est une loi nécessaire, mais détestable. Encore n’est-ce qu’une loi contingente, d’une nécessité provisoire et que l’avenir peut-être abolira. En tout cas, et tant qu’elle nous régit, c’est une loi de misère et de rigueur ; les vertus qu’elle enfante ne sauraient la consacrer ; à peine si elles en consolent, et le jour où les races instinctives, autrement dit inférieures, écraseraient l’occident comme le roseau de Pascal, le roseau n’en continuerait pas moins d’avoir raison contre l’instinct, même victorieux.

Il n’importe d’ailleurs ici que la guerre soit bonne ou mauvaise.