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toujours proclamé la persistance de son sentiment religieux, alors même qu’il le transportait sur des abstractions où le commun de nos semblables trouve peu de nourriture pour ce sentiment. À l’heure où M. Renan nous quitte, devant le large trou creusé par cette tombe dans le chemin intellectuel où nous marchions, on peut se proposer un plus utile sujet de méditation. Je voudrais, si la tâche n’est pas trop ardue pour mes moyens et pour un écrit de quelques pages, résumer en traits rapides le cycle d’idées dont il fut la plus haute expression, déterminer ce qui en reste, et discerner ce qui croît pour demain dans le champ qu’il abandonne à nos efforts. Un grand arbre nous masquait l’horizon ; nos regards habitués n’imaginaient pas un paysage composé sans cet élément ; l’arbre s’est abattu ; de nouvelles perspectives s’ouvrent dans le vide qu’a fait sa chute ; c’est l’instant de les reconnaître et d’y chercher notre route.

Je dois d’abord répondre à l’objection que je pressens chez beaucoup de personnes. — Vous exagérez, diront-elles, l’importance philosophique de M. Renan ; l’écrivain séduisit les imaginations par le prestige du bien-dire ; le philosophe, n’ayant de doctrine arrêtée sur rien, n’a pu marquer une empreinte solide dans l’esprit de ses contemporains. — Il y a dans ce lieu-commun une double erreur. Quand même il serait vrai que M. Renan n’eût pas de doctrine, sa valeur représentative n’en demeurerait pas moins des plus considérables dans notre temps. Il fut dans le monde des idées ce que Victor Hugo était dans le monde des formes : le miroir universel, l’interprète des façons de penser les plus répandues à son époque. Il a parlé quelque part « des grandes influences morales qui courent le monde, à la manière des épidémies, sans distinction de frontière et de race[1]. » Il fut le principal véhicule d’une de ces influences. Il s’examinait pour des milliers d’intelligences, moins lucides ou moins attentives ; et ces intelligences, sentant des affinités de complexion entre elles et lui, s’appropriaient les conclusions de son examen. Par l’effet d’une loi connue de tous, le réflecteur d’où n’émane aucune lumière propre augmente l’intensité de toutes les lumières qu’il réfléchit.

Mais est-il vrai que M. Renan n’eut pas de doctrine ? En avançant cette affirmation, on confond une doctrine avec un système. Il n’a pas laissé de système, c’est-à-dire un de ces moules de fer où le métaphysicien, qu’il soit Spinosa, Kant, Hegel, s’efforce d’enfermer l’univers ; instrument complet, puissant, qui travaille longtemps après que s’est refroidi le cerveau d’où il était sorti.

  1. Vie de Jésus, p. 454.