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plus : merveilleux microcosme pour qui veut étudier ce qui subsiste de la pensée générale d’un temps, après que l’alambic populaire en a déposé l’essence dans ces petites cornues. Les grands systèmes philosophiques s’y retrouvent, concentrés en quelques pilules de Liebig. Mon homme n’avait à sa disposition que deux pilules ; elles résumaient deux siècles d’efforts de l’esprit humain. Il exposa son utopie, une société sans lois, sans liens, sans hiérarchie, où chaque individu, absolument libre, serait défrayé par la collectivité selon ses capacités et ses besoins. À toutes les objections que l’on devine, il avait une première réponse : « L’homme est naturellement bon ; c’est l’état social qui le déprave. Supprimez l’état social, il n’est plus besoin de lois et de protection mutuelle. » — Ceci n’est pas nouveau ; vous reconnaissez la pilule Rousseau, le résidu de tout le rêve du XVIIIe siècle. Mais comme j’insistais sur la difficulté de produire en quantité suffisante et de répartir dans la mesure des besoins les choses nécessaires à la vie, étant donné le peu de goût d’un grand nombre de citoyens pour le travail libre quand leur bien-être est assuré d’ailleurs, je me butai à un second axiome : « Grâce aux progrès indéfinis de la science et de la machinerie, l’homme, avec peu de travail, aura abondamment tout ce qu’il lui faut. La science améliorera sa condition et résoudra les difficultés que vous m’opposez[1]. » — Ceci est plus neuf et plus intéressant ; c’est la pilule Renan, l’Avenir de la science, le résidu de tout le rêve du XIXe siècle. En reconduisant le compagnon anarchiste, je le remerciai sincèrement de sa visite ; elle m’avait permis d’apercevoir, réduits et amalgamés au fond de ce pauvre creuset, tous les brillans sophismes qui ont occupé les sages de ce monde et travaillé notre société depuis deux cents ans.

Plus j’y songe, plus il me paraît qu’un mot caractérise la philosophie de M. Renan et le moment de l’histoire dont elle a traduit le malaise : on datera de ces idées et de cette époque le triomphe de l’individualisme. Le terme est barbare, mais il éveille une notion suffisamment claire, l’usage l’ayant déjà consacré pour exprimer l’ensemble de nos conditions politiques, sociales, intellectuelles. J’ai hâte d’ajouter que je n’attache à ce terme aucune défaveur absolue. L’individualisme est un des facteurs nécessaires de la civilisation, le pôle vers lequel gravitera toujours l’humanité,

  1. Comparez, Dialogues philosophiques, Probabilités, p. 85. — « Qu’on se figure la révolution sociale qui s’accomplira quand la chimie aura trouvé le moyen, en imitant le travail de la feuille des plantes et en captant l’acide carbonique de l’air, de produire des alimens supérieurs à ceux que fournissent les végétaux et les bêtes des champs,.. » — et tout ce qui précède et suit.