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moelle des siècles antérieurs. Je ne préconise d’ailleurs aucune tendance : j’essaie d’observer le retrait d’une marée, l’approche d’une autre. Les meilleurs témoins sont les bénéficiaires de l’individualisme ; écoutez les objurgations amusantes que leurs journaux adressent sans relâche à la classe ouvrière : « Malheureux ! vous ne voyez donc pas que vous retournez sans le savoir au moyen âge ? » Les ouvriers n’ont cure de ces évocations d’un fantôme historique ; ils suivent leur instinct. Il n’y a de plus amusant que le contentement des anciens conservateurs, des réactionnaires naïfs, quand on leur annonce que les objets de leurs regrets pourraient bien revivre sous d’autres formes. Ils s’imaginent que ce sera pour renflouer leur barque ! Ils ne se doutent pas qu’ils seront les premières, les plus certaines victimes de leur culte restauré. Quand l’esprit d’un temps revient dans un autre, il ne réintègre pas son ancien corps ; il s’en refait un avec des élémens nouveaux, entièrement différens, où l’on aura peine à le reconnaître ; son premier soin sera d’éliminer tous ceux qui croyaient pouvoir se réclamer de lui.

Quelle que soit la forme des réorganisations appelées par le vœu intime de notre société, elles ne pourront aboutir que par le lien commun, — religio, — d’un symbole et d’une discipline morale. Parmi les foyers de force morale que nous connaissons, l’Église apparaît comme le seul assez vaste et assez puissant pour procurer les élémens de cette reconstitution. M. Renan découvrait avec sagacité une des chances de l’Église, lorsqu’il ajoutait, après la page sur notre décomposition que j’ai citée plus haut : « On s’étonne souvent de la force que possèdent en province le clergé, l’épiscopat. Cela est bien simple ; la révolution a tout désagrégé ; elle a brisé tous les corps, excepté l’Église ; le clergé seul est resté organisé en dehors de l’État. Comme les villes, lors de la ruine de l’empire romain, choisirent pour représentant leur évêque, l’évêque sera bientôt, en province, seul debout au milieu d’une société démantelée[1]. » Cela est vrai dans l’ordre social ; dans l’ordre spirituel, l’Église est la pierre d’aimant où tendent fatalement ces aspirations idéalistes, mystiques, morales, qui donnent à l’élite des générations nouvelles une physionomie si attachante et si confuse. Précisément à l’heure où tant de regards se tournent vers elle, cette force au repos se met en mouvement ; elle revient s’alimenter aux sources populaires : l’Église comprend que ces sources montent pour tout submerger. Réussira-t-elle à les capter, à leur donner un lit et une direction ? Toute la question d’avenir

  1. Questions contemporaines, préface, p. 4.