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d’éprouver la moindre vénération. Respectables ou non, elles ne méritent que l’indifférence. Elles vivent à peine, ces petites personnes, et d’un semblant de vie insuffisante et factice. Tout est d’ailleurs convenu dans la pièce de M. Wolff, autant que dans celui des vaudevilles que M. Wolff sans doute méprise le plus, et décidément on n’apprend guère au Théâtre-Libre que la licence et non la liberté. Rien de moins libre au monde que de tels personnages, soumis aveuglément au déterminisme ironique et méprisant qui fait toute la psychologie de l’école Antoine. On a vu partout le trio tout d’une pièce du mari, de la femme et de l’amant. Quand je dis partout, j’entends partout ailleurs que dans la vie. Car la vie offre peu de tels partis-pris ; elle ne rassemble guère un mari aussi irréprochablement benêt, un amant aussi « éminemment parisien, » ni aussi exclusivement, car Bressac n’est pas autre chose, et vous savez tout ce que ce mot symbolise de sottise spéciale et d’ineptie arbitraire ; enfin une femme parisienne aussi, hélas ! et digne de ces deux fantoches, qui trompe l’un parce qu’il aime trop la bicyclette, avec l’autre, parce qu’il lui promet de la conduire au musée du Louvre.

Au fond, tout cela n’est ni très vrai, ni très sérieux, ni très fin. Psychologie de vaudeville plus que de comédie. Et puis, que penser de l’étrange procédé qu’emploie Bressac pour se débarrasser de Gabrielle ? Dans quel monde sommes-nous, et sont-ce là des fantoches ou des drôles ? L’auteur ne s’en inquiète ni ne nous en avertit. Il paraît que c’est là encore un signe de l’ironie et de l’amertume à la mode. Toujours la cruauté de l’observation. J’en aimerais peut-être mieux la délicatesse et la vérité.

L’interprétation ressemble à la comédie : elle est vive et superficielle. M. Noblet une fois de plus est lui-même et le même ; il joue très en dehors, mais en dehors seulement ; à le voir et à l’entendre de près, on s’aperçoit que le dedans, le fond, ne joue pas. Mlle Cerny ajoute encore des nerfs et de l’agitation au rôle déjà trop agité et nerveux de Gabrielle Mareuil, et Mlle Darlaud, décidément vouée aux courtisanes sympathiques, représente le demi-monde qui se défend, comme elle représentait dans un Drame parisien le demi-monde qui s’immole.


CAMILLE BELLAIGUE.