sillage des barques parties d’Okhrida. Elles glissent, portant vers les cyprès de la rive opposée une bande de vieux Turcs, des popes noirs ou des robes européennes aux couleurs brutales, — la haute société d’Okhrida. De ces barques, sort la plainte criarde d’une musette, ou les ronflemens métalliques d’une grave guitare. La petite mosquée ne sert plus au culte et depuis longtemps. Les tombes des saints derviches sont recouvertes par les herbes. Les musulmans ne montent plus jusqu’ici. Ils semblent ne plus quitter leurs jardins, là-bas, derrière nous, au pied des monts de Macédoine : dans leur quartier nouveau, sur la route de Monastir, ils possèdent dix-huit mosquées nouvelles. Ici l’endroit est désert. D’énormes lézards et des tortues courent sur les vieux boulets de pierre. Nous serions restés tout un jour devant le sourire du lac. Il fallut redescendre par les ruelles infectes, sous les balcons dégouttant d’eaux grasses et d’ordures.
En bas, tout au bord du lac et en plein quartier bulgare, une ancienne basilique de Sainte-Sophie a été convertie en mosquée, puis abandonnée comme celle du sommet. Le quartier grec entourait autrefois cette basilique. Il y a trente ans encore, Okhrida comptait 200 à 300 maisons grecques (1,000 à 1,500 individus) ; mais les Hellènes ont peu à peu cédé la place aux Bulgares. Vingt ou trente familles, des plus pauvres, restent seulement, faute de pouvoir émigrer.
Le soir, au khani, nous n’avons parlé que de cette chute de l’hellénisme, avec notre ami d’Okhrida. Cinq ou six négocians de Monastir, venus pour leurs affaires dans un vieux landau à lanternes d’argent, prenaient part à la conférence. Toutes les nationalités de la Macédoine étaient représentées : un Hellène, un Slave, deux Valaques. Le haut personnage de la réunion était, après nous, un juif de Salonique. Je ne rapporterai pas toutes les digressions de ce bavardage. Mais on doit attribuer, — ce fut la conclusion, — la décadence de l’hellénisme à deux ordres de causes, les unes particulières à Okhrida et anciennes, les autres toutes récentes et communes aux villes de Macédoine.
En 1850, les Hellènes d’Okhrida étaient fort riches. Ils avaient en main un grand commerce de fourrures. Grecs d’Épire, de Salonique ou même de l’Archipel, Valaques de Monastir et de Gortcha, Albanais, ils ne formaient qu’un peuple chrétien uni par les mêmes aspirations vers Athènes et la Grande Idée, exploitant le Slave par l’industrie et le Musulman par l’usure. Dans leurs 30 ou 40 ateliers, ils préparaient et cousaient les peaux de loutres indigènes, les pelleteries apportées des lacs voisins, ou les fourrures venues de Constantinople et de Russie. Les pelisses chères au vieux Turc,