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mois sur la révision de la législation douanière, le libre échange était tout à fait hors de cause. La liberté absolue des échanges est une conception de l’entendement, une utopie, un rêve, ce que l’on voudra, excepté une réalité. On ne la voit appliquée nulle part, pas même en Angleterre. Le procès n’a été qu’entre le régime de protection mitigée établi par les traités de commerce de 1860, le régime de protection plus sévère institué par le tarif de 1881, et le régime de protection à outrance, intronisé violemment le 11 février 1892. C’est une simple question de plus ou de moins, d’où dépend d’ailleurs le sort non-seulement de la classe si intéressante des agriculteurs et de celle non moins intéressante des manufacturiers, mais encore le bien-être de toute la population qui consomme et qui paie les frais de l’écart de prix résultant des tarifs.

Soutenir le libre échange, ce serait refuser toute protection à l’industrie, même naissante et faible, et se rire des plaintes des agriculteurs, exagérées parfois, souvent aussi accusant de trop réelles souffrances. Peu d’économistes, même parmi les libéraux, ont cette cruauté. Presque tous admettent que l’on aide les braves gens de la terre à vendre leur blé à un taux raisonnable, et les braves gens de l’usine à gagner de bons salaires par l’écoulement aisé de leurs produits. C’est là de la protection pratique, terre à terre, à laquelle suffisait amplement le tarif de 1881. Nos protectionnistes d’aujourd’hui veulent bien autre chose ; ils prétendent qu’un Français ne puisse plus acheter de marchandises étrangères, sauf à un prix exorbitant, et soit en conséquence obligé d’acheter des marchandises exclusivement françaises, fussent-elles plus coûteuses qu’au temps où régnait la modestie de la protection. Ils poursuivent la satisfaction d’intérêts particuliers, intelligemment syndiqués, au détriment de l’intérêt général de la population, car ce dernier intérêt veut que toutes les forces économiques soient tendues vers un unique objet : fournir à la masse du peuple le plus de marchandises possible, au plus bas prix possible, à égalité de qualité tant pour la matière première que pour l’habileté de fabrication.

Il ne s’agit point d’en revenir à ces principes de sens commun ; toutes les industries, toutes les branches du travail national ayant reçu leur large part de protection, la question posée actuellement porte sur ce point unique : ne peut-on admettre que quelques-uns de nos droits sont trop élevés, tout au moins ne sont pas indispensables pour la défense de certaines branches de notre agriculture et de notre industrie ? Cela, M. Méline lui-même le concède ; car il a la prétention « de n’être pas intransigeant en politique douanière[1]. » Mais, avant de se soumettre, s’il y a lieu,

  1. Discours prononcé, le 9 octobre 1892, à Remiremont.