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À défaut d’ambition, il n’avait pas fallu moins que la triple influence de la foi, du sentiment du devoir et des traditions de famille pour inspirer à Joinville le courage de partir. Tout se réunissait pour lui rendre le départ plus pénible. Il était jeune, très jeune même : ne vers les premiers mois de 1225, il ne comptait pas encore vingt-quatre ans. Son caractère n’avait rien d’aventureux, et des liens bien puissans l’attachaient à son foyer. Depuis près de neuf ans déjà, il était marié à la fille du comte de Grantpré, Alix. Sans doute, ce mariage était le résultat d’une convention conclue entre les pères alors que les fiancés n’étaient que des enfans, et de semblables unions constituaient avant tout la sanction d’arrangemens territoriaux. Cependant, bien que Joinville s’abstienne presque complètement dans ses Mémoires de toute allusion à ses affaires de famille, certains de ses jugemens sur la manière d’être de saint Louis vis-à-vis de Marguerite de Provence donnent à supposer que des sentimens, autres que l’intérêt, pouvaient y trouver place, et que le sénéchal se considérait comme lié à la mère de ses enfans par des liens plus doux que ceux du devoir. Des deux fils qu’Alix lui avait donnés, le second ne vint au monde que quelques semaines avant le départ de son père, et les termes attendris dans lesquels Jean parle de l’un et de l’autre sont dans toutes les mémoires : — « Je ne voulus jamais, dit-il, en racontant son départ, tourner les yeux vers Joinville de peur que mon cœur ne s’attendrît à cause du beau château que je laissais et de mes deux enfans. » — À côté d’eux, avant eux, le sénéchal nomme ce beau château dont la mort de son père l’avait fait maître depuis son enfance. C’est que, dans ce temps où nous vivons d’une existence passée sous des toits d’emprunt, où la moderne loi des partages détruit le point de réunion de la famille en livrant à des inconnus la maison qui a vu mourir les pères, il est difficile de se figurer ce qu’était, à l’époque de Joinville, l’attachement d’un seigneur pour son château. Cela tenait à la fois du patriotisme, du respect qu’ont les hommes bien nés pour l’honneur de leur nom, de la fierté que l’on ressent en présence de tout ce qui manifeste la supériorité du rang, de la tendresse dont on entoure les choses du foyer, de la passion que le paysan est aujourd’hui presque seul à nourrir pour la terre qui le fait vivre. De tout ce qui se rattachait au château, la bannière pouvait bien être le symbole ; mais la réalité même, c’étaient ces murs, abri de la famille, preuve visible et garantie matérielle de la puissance, centre du fief, de ce morceau de la patrie dont le seigneur avait la garde en même temps que la possession. Que l’on ne vienne pas nous dire que l’idée de patrie est une idée moderne, née tout au plus au milieu des désastres de la guerre de cent ans ! Elle était sans doute plus étroite, plus particulièrement