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Jean poussait la conscience jusqu’à laisser aux intéressés l’estimation des indemnités qu’il pouvait leur devoir. Il y avait même encore des aumônes à distribuer ; car, quoi qu’en disent ceux qui accusent les hommes de ce temps d’avoir envisagé la croisade bien moins comme une œuvre de piété que comme une aventure guerrière, c’était avec les insignes du pèlerin qu’on l’entreprenait, c’était par de pieuses largesses, par des visites aux sanctuaires de son pays qu’on préludait au grand pèlerinage de terre-sainte. Pour tout cela, il fallait de l’argent. Mais le numéraire était rare en ce temps ; la plupart des redevances se payaient en nature, et, quelque haute que lût la position du sénéchal, quelque importans que lussent ses domaines, l’argent lui manquait. Sa mère vivait toujours, sa femme n’avait encore rien reçu de sa dot, et pour subvenir aux dépenses qu’il prévoyait, Jean dut mettre en gage une grande partie de ses terres.

Mais le long séjour que saint Louis se résolut à faire en Chypre n’était pas entré dans ses calculs. La somme que Joinville avait pu réunir était à peine suffisante pour payer son vaisseau. En débarquant dans l’île, il ne lui restait plus que 240 livres ; comment subvenir dans ces conditions aux gages de ses neuf chevaliers et à l’entretien de sa suite ? Cette circonstance eut le plus heureux résultat ; car c’est peut-être à elle, ou du moins au rapprochement qu’elle amena entre le sénéchal et le roi, que nous devons l’Histoire de saint Louis. Jusque-là les rapports de Joinville et du souverain ne reposaient sur aucune obligation, et bien qu’ils dussent être assez étroits déjà pour que Louis IX ait pu se juger en mesure de réclamer le serment dont il a été question tout à l’heure, bien que de son côté Jean n’ait pas cru pouvoir s’abstenir d’aller à Paris présenter lui-même ses excuses, il ne paraît pas avoir mis beaucoup d’empressement à répondre aux avances royales. Il fallait, pour que Louis IX les ait faites, qu’il lui portât une sympathie qui est toute à l’éloge du sénéchal, dont il avait déjà pu sans doute apprécier les qualités. La gêne où se trouvait Joinville fournit au roi l’occasion de se l’attacher ; il le fit appeler, lui donna 800 livres et le prit à ses gages. Telle fut l’origine de l’intimité de saint Louis et du sénéchal ; cependant il fallut l’épreuve des dangers affrontés en commun et les épanchemens du voyage d’Egypte en Syrie pour que leur amitié parvînt à ce degré de perfection où la mort même ne peut la rompre.

Le printemps venu et tous les croisés réunis, l’armée chrétienne reprit la mer. Au début de juin, elle était en vue des bouches du Nil. On sait quel fut l’empressement de saint Louis et de tous les croisés à débarquer, malgré les Sarrasins qui occupaient le rivage. Le combat qu’il fallut livrer, et qui eut pour résultat l’occupation