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était oublié, et son propre frère, en dépit de la parole donnée y allait follement se faire tuer dans Mansourah. Joinville n’était assurément pas capable de s’expliquer les motifs qui faisaient agir le roi ; mais, pour rien au monde, il n’aurait désobéi, et il se pénétrait assez des volontés de son maître pour qu’au bout de quelque temps on l’ait vu imiter, vis-à-vis de l’un de ses subordonnés, les sévérités de saint Louis envers Gautier d’Autrèches.

Mais c’était là tout. Nulle part son manque de sens militaire n’apparaît d’une façon plus évidente que dans le récit de la bataille de Mansourah, La narration est encore moins intelligible que celle du débarquement en Égypte. L’action, du reste, fut très confuse, et quiconque cherche à s’en rendre compte peut apprécier combien était grand le désordre des cohues chevaleresques qui constituaient les armées du moyen âge. Chacun y combattit pour son compte, presque au hasard. Le roi, malgré son courage, n’avait rien de ce coup d’œil ni de ce talent d’organisation qui permettaient à un Simon de Montfort ou à un Philippe-Auguste de réunir et de manier ces foules éparses et turbulentes ; le plan qu’il avait adopté ne pouvant être mis à exécution par suite de l’indiscipline du comte d’Artois, il ne sut pas en improviser un autre, hésita, faillit être pris et ne dut son salut qu’à la force de son bras. Quant à Joinville, il fit durant cette journée preuve d’une opiniâtreté et d’une force de résistance véritablement surprenantes. Frappé d’un coup de lance, démonté, deux fois foulé aux pieds des chevaux ennemis, n’ayant plus que quatre chevaliers, il tint longtemps encore tête aux musulmans. À peine dégagé par le comte d’Anjou, il n’eut rien de plus pressé que de remonter à cheval, de s’improviser une lance avec la hampe ferrée de sa bannière, et se remit à combattre bravement jusqu’au soir. Pour lui, il n’y avait là que le strict accomplissement d’un devoir, et la simplicité de son langage en est la preuve. Il se félicite fort, par exemple, d’avoir eu l’idée de remplacer l’écu qu’il avait perdu par la veste rembourrée d’un Sarrasin, « de sorte, dit-il le plus naïvement du monde, que je ne fus blessé de leurs traits qu’en cinq endroits et mon roussin en quinze endroits. » Et pourtant, il faut le redire, Joinville était loin d’éprouver, au milieu de la bataille, l’entraînement irrésistible, l’attrait presque physique qui emportait la plupart de ses contemporains. Il n’avait en aucune façon le tempérament d’un héros. En présence du feu grégeois, il ressentait une invincible terreur. Jamais cependant l’idée ne lui vint de déserter son poste lorsqu’il eut à défendre, sous une pluie de flammes et de traits, les ouvrages à l’abri desquels les travailleurs chrétiens tentaient de barrer la branche du Nil en face de Mansourah ; mais il ne cherche pas à dissimuler le « malaise de cœur »