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prélevés sur les grosses tenures. Elle gagne plus encore ; car les petites tenures, la grande masse des petits cultivateurs à titre précaire, lui sont abandonnées sans restrictions, et, durant la première moitié du XIXe siècle, elle profite largement de la faculté qu’elle s’est assurée, elle met les petites tenures au pillage.

Ce fut là véritablement la crise décisive de la petite propriété rurale en Prusse. L’aristocratie foncière a réussi à interrompre en Prusse, au début du XIXe siècle, l’évolution du paysan vers la propriété. Peu à peu le travail des siècles, l’action latente de l’évolution sociale, transformaient le lien mal défini, indéterminé, précaire surtout, qui rattachait le paysan à la terre, en un droit de propriété, tel que le concevait le droit romain, tel que le conçoit la société actuelle. Peu à peu le serf se transformait en un cultivateur maître de ses actes, la tenure en propriété, l’occupation sans sécurité en un droit bien défini, assuré, indépendant de la volonté supérieure d’un tiers. Cette évolution, dont la France offre le type achevé, avait été encore protégée en Prusse par les Hohenzollern du XVIIIe siècle. Elle fut brusquement interrompue au début du XIXe siècle. À bon compte, en abandonnant une rançon d’un million d’hectares, l’aristocratie foncière devint en Prusse maîtresse presque arbitraire de la partie du sol qui ne s’était point encore consolidée aux mains de petits propriétaires. Elle l’absorba dans la mesure où elle eut intérêt à l’absorber, sans s’arrêter toujours aux limites légales ; et là où elle ne l’adjoignit point à son faire-valoir, à son domaine direct, elle s’arrangea pour accentuer l’état de dépendance des petits tenanciers. On estime que dans cette période elle a doublé son domaine.

L’agrandissement de son domaine accroissait ses besoins de main-d’œuvre ; le rachat des corvées des gros tenanciers créait en même temps un déchet dont sa culture avait à souffrir. Pour y suppléer, pour remplacer ce que l’aristocratie foncière a perdu après tout de main-d’œuvre gratuite, il se forme soit par l’évolution naturelle du phénomène économique, soit par l’action directe de la noblesse, toute une classe de travailleurs ruraux, composée de gros ou de petits tenanciers expulsés par le seigneur, d’origine et de provenance diverses, avec lesquels le propriétaire noble conclut des contrats à temps, qui louent pour une année leurs services au seigneur en échange d’une habitation qu’il leur laisse pour la durée du contrat. En guise de salaire, le seigneur les nourrit en nature avec le produit du bien noble. Le moins de terre possible, un contrat à brève échéance, le salaire en nature et l’obligation de travailler pour le seigneur, ainsi définit-on leur condition. Cette condition n’est guère préférable à celle des anciens