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les souvenirs de Joinville devant être tout naturellement entretenus par la fréquence de ces récits ; il pouvait d’ailleurs, s’il avait besoin de les rafraîchir, recourir aux biographies déjà publiées. Pour les derniers momens du roi auxquels il n’avait pas assisté, il en tenait le détail de la bouche du propre fils de Louis IX, du comte Pierre d’Alençon. Il céda et se mit à l’œuvre à une époque qui ne peut être antérieure aux derniers mois de 1304, ni postérieure à 1305. Bien qu’il fût très porté à écrire de sa main, puisque contre toutes les habitudes de son temps, il se plaisait à inscrire, au bas ou au revers des chartes émanées de sa chancellerie, des notes autographes dont plusieurs nous sont parvenues, il préféra dicter à quelque clerc de sa maison.

Son empressement à répondre aux pieux désirs de Jeanne n’avait rien que de conforme à ses propres penchans. L’auteur du Credo était trop chrétien pour ne pas aimer à faire profiter tous les hommes des admirables exemples et des salutaires enseignemens qu’il avait recueillis pendant sa longue intimité avec saint Louis. Néanmoins, cette « pensée toute religieuse, » si bien mise en lumière par le savant éminent à qui nous devons la restitution du texte de Joinville, n’a pas été, croyons-nous, la seule qui l’ait inspiré.

À peine Joinville avait-il entrepris de dicter ses souvenirs que la reine expirait le 2 avril 1305. Il n’en poursuivit pas moins l’œuvre commencée, mais il la destina désormais à l’enfant que la mort de Jeanne avait fait son suzerain, à Louis Hutin. Or, le jeune prince n’était pas seulement roi de Navarre et comte de Champagne, il était encore l’héritier du trône de France, et le sénéchal paraît avoir eu, en lui dédiant son livre, une intention qu’il est facile de démêler. « Je vous l’envoie, dit-il, pour que vous et vos frères et les autres qui l’entendront y puissent prendre bon exemple et mettre les exemples en œuvre pour que Dieu leur en sache gré. » Pour tous les Français, et pour Joinville plus que pour tout autre, saint Louis restait le roi modèle. Son règne était regardé comme une sorte d’âge d’or auquel on souhaitait ardemment revenir. Philippe le Bel lui-même reconnaissait ces aspirations et tentait de les satisfaire en promettant, par son ordonnance sur la réformation du royaume, de rétablir toutes les immunités et franchises en l’état où elles se trouvaient sous son glorieux aïeul. On sait de reste combien ces promesses étaient mensongères. Joinville, formé à l’école du plus juste des rois, ne devait que détester un gouvernement dont on a pu dire que tous les actes, même ceux qui dénotaient les plus hautes visées, étaient « infectés d’injustice. » En mettant sous les yeux de l’héritier du