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lèvres, détend nos nerfs, dégage nos fronts du cercle de fer qui les serrait.

Tchipi-tchipi dit Désidério, en se couvrant les épaules de sa couverture de laine, en respirant à longues gorgées.

Tchipi-tchipi répète avec satisfaction Dizio.

Je prononce à mon tour l’étrange mot d’une façon interrogative.

— Vent du nord et brouillard, dit mon guide, et si vous ne tenez pas à gagner les fièvres des terres chaudes, nous ferons bien, señor, de chercher un abri.

— Va-t-il pleuvoir ?

— Pas précisément ; toutefois durant trois jours, peut-être huit, nous allons vivre dans les nuages.

Vivre dans les nuages alors que nous sommes à peine à neuf cents mètres au-dessus du niveau de la mer, l’assertion me paraît hasardée, hardie même. Je reprends ma marche, mes compagnons me suivent, dociles.

Le ciel est de couleur grise, il ne pleut pas, et cependant, au bout d’une demi-heure, je remarque que les feuilles se redressent, qu’à l’extrémité des branches elles sont luisantes, humides. Il ne pleut pas ; néanmoins, mes cheveux, mon visage, mes vêtemens sont mouillés. Je sens des frissons ; peu s’en faut que je grelotte, et je comprends l’utilité de la couverture que mes guides se sont hâtés de jeter sur leurs épaules. C’est que, de trente-quatre degrés à l’ombre, la température s’est subitement abaissée à vingt-deux, et je ne suis pas éloigné de croire que la buée qui me mouille soit de la neige fondue. Je crois sage de suivre enfin le conseil qui m’a été donné, de chercher un abri. Comme nous côtoyons une savane, que nous nous sommes enfoncés dans la forêt pour fuir les morsures du soleil, je fais un crochet qui, en moins d’un quart d’heure, doit nous ramener dans l’immense plaine que nous avons abandonnée. Bientôt les arbres s’espacent, des arbrisseaux, puis des buissons paraissent, reliés ensemble par des lianes sous les guirlandes desquelles nous cheminons. En même temps nos pieds s’embarrassent dans les longues tiges de plantes rampantes, il faut couper, trancher, arracher pour nous frayer un passage. Nous voici en face de la savane délaissée deux jours auparavant qui, depuis lors, s’est transformée.

Dans la matinée de cette avant-veille, l’air surchauffé vibrait à la surface de l’immense plaine, et le bleu du ciel se montrait à une hauteur inaccoutumée. Toutes les plantes, vêtues d’un gris uniforme dû à la poussière, semblaient desséchées, mortes. En revanche, la vie animale se manifestait active, intense, bruyante. De la terre s’élevaient des bruissemens de cigales ; des vols de papillons traversaient l’air ; des chants d’oiseaux s’entendaient dans tous les