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Gutsbesitzer réduit à cette existence précaire, dont quelques-uns des rescrits impériaux ont pu donner l’idée, tel est, à la fin du XIXe siècle, le bilan de l’évolution agraire sur une moitié du territoire de la Prusse.

En constatant ces résultats, la première question que se posent les Allemands et qui ne nous viendrait point à l’esprit est celle de savoir si l’acquisition de la liberté n’a pas été plus nuisible qu’utile à ces petits journaliers ruraux qu’on retrouve au bout de cent ans impuissans à en faire usage. Vivant du boisseau de pommes de terre que le seigneur leur octroie, presque aussi dépendans que le sujet héréditaire d’antan, ils semblent toujours prêts, lorsqu’ils ont réussi à amasser le moindre pécule, à aller chercher au loin, soit un coin de sol étranger, qu’ils possèdent en toute propriété, soit au moins quelque indépendance personnelle. À qui la faute ? se demandent les Allemands. Parfois, ils ne semblent pas éloignés de conclure qu’il est des questions que l’on ne peut résoudre par l’évolution et qu’il est certaines réformes qui ne sont point payées trop cher d’une révolution. Parfois ils paraissent appréhender l’heure où le socialisme songera à exploiter « la mine d’or. »

Symptôme bien significatif de l’état des idées politiques en Prusse à l’heure actuelle, l’auteur de la brochure dont nous avons parlé au début, cherchant un remède au mal qu’il vient d’analyser, tourne les yeux vers l’administration prussienne.

« Nos fonctionnaires, écrit-il, apprennent d’assez bonne heure ce qu’est la lutte des intérêts économiques. Qu’ils ne se laissent point ravir le rôle de direction qui leur appartient, même pas par les majorités parlementaires. Ne savons-nous point les manier de main de maître ? Il n’est pas de suprématie que l’on supporte aussi aisément, avec autant de reconnaissance même, que celle de fonctionnaires éclairés et intelligens. L’État allemand est un État de fonctionnaires. Espérons qu’en ce sens du moins il le demeurera. »

Méditons ces paroles, elles font saisir, à elles seules, mieux que de longs développemens, la différence entre l’état politique actuel de la France et celui de l’Allemagne.

Mais les majorités parlementaires, même dans les pays où on s’entend le mieux à les manier, même dans les États bureaucratiques les mieux ordonnés, s’entendent aussi parfois à reprendre le rôle de direction qu’on voudrait leur ravir. Il en est surtout ainsi lorsqu’elles sentent particulièrement menacés les intérêts qui sont dans leur sein les plus fortement représentés et les plus ardemment défendus. C’est ce qui est advenu du problème agraire. Incité par l’initiative d’un certain nombre de députés, le gouvernement a proposé, et les chambres ont voté, en 1890 et en 1891, des lois qui ont pour but d’apporter le remède tant désiré.