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Car, sans compter que, pour apprécier la « virtuosité » dont il aurait fait preuve, ni l’éducation de l’oreille même, ni celle de l’esprit français n’étaient alors assez avancées, sa tentative se fût toujours heurtée au même obstacle. On lui eût reproché de vouloir étonner plutôt qu’instruire son lecteur, et de songer bien plus à lui-même qu’au public. On l’eût traité de fantasque ou d’indiscipliné, qui refusait de s’astreindre au commun usage, et, avec tous les « honnêtes gens, » de travailler à l’œuvre commune. Dans une société qui s’organisait, et, naturellement, où l’on exigeait que chacun abdiquât une part de lui-même pour le plus grand profit et le plus grand plaisir de tous, on n’eût pas fait de lui plus de cas que d’un Motin, d’un Sigogne ou d’un Berthelot, gens de peu, gens de rien, bohèmes de lettres, dont on pouvait s’amuser en passant, mais qui ne comptaient point, comme n’étant occupés uniquement que d’eux-mêmes. Et on voit aisément ce qu’il y eût perdu de réputation ou d’influence ; mais ce que la littérature en général, ou la poésie même y eussent gagné, c’est ce que l’on ne voit pas du tout.

On ne s’est pas en effet rendu compte, mais j’espère que l’on commence à le discerner maintenant. Oui, si l’on le veut, — et pour employer ici l’expression de M. Brunot, — oui, Malherbe, en un certain sens, « a tué le lyrisme. » Toutes les qualités, tous les caractères qui définissaient le lyrisme dans la pensée, d’ailleurs un peu confuse encore, de Ronsard et de ses amis, Malherbe, nous venons de le constater nous-mêmes, l’en a comme systématiquement dépouillé. Ce que le mouvement de l’inspiration pouvait avoir de libre encore, d’indépendant et de capricieux au besoin, il l’a contraint sous la règle. Il a comme éteint l’éclat de l’imagination : — « Il avait aversion pour les fictions poétiques, nous disent ses biographes, et en lisant à Henri IV une élégie de Régnier où il feint que la France s’éleva en l’air pour se plaindre à Jupiter du misérable état où elle était pendant la Ligue, il demandait à Régnier en quel temps cela était arrivé, qu’il avait toujours demeuré en France depuis cinquante ans, et qu’il ne s’était point aperçu qu’elle se fût enlevée hors de sa place. » — Mais n’oublie-t-on pas, quand on le lui reproche, que tout cela n’a pas été sans quelque compensation ; et si le gain avait peut-être balancé la perte, ne conviendrait-il pas d’atténuer la sévérité du jugement qu’on porte sur son œuvre ? En interdisant au poète une préoccupation puérile ou souvent maladive de lui-même, ne l’a-t-il pas rendu sans doute attentif à des intérêts d’un ordre à la fois plus général et plus élevé ? S’il a rabattu quelque chose de la luxuriance de l’esprit du XVIe siècle, n’a-t-il pas aussi par là même dirigé l’esprit français dans ses voies