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Le prétexte, c’est que le propriétaire rural ne dispose point du capital nécessaire pour payer le sol ou l’outillage ; la vérité, c’est qu’on veut le tenir. On lui laissera un coin de terre, mais il le paiera d’une rente, d’une rente non rachetable. Cette rente ne sera point payée au seigneur. L’État intervient comme intermédiaire avec ses institutions de crédit ; il se chargera de percevoir, d’amortir la rente dans un délai plus ou moins long. Ce n’est point un cens perpétuel que le petit paysan paiera, c’est une rente amortissable, une rente qui comprend l’amortissement de son acquisition ; mais c’est une rente qu’on a formellement refusé de déclarer rachetable.

Rien n’est plus curieux que cette lutte d’un État puissamment organisé, à intervention active et pénétrante, contre les idées qui dominent le XIXe siècle, au sein d’une population peu accessible, en somme, au mouvement des idées politiques. Il est permis de douter toutefois que la matière humaine se prête à l’expérience et entre d’elle-même dans les cadres qui lui sont tracés.

Que demande donc le prolétaire qui fuit le bien noble jusqu’en Amérique ? Les rares représentans des idées démocratiques l’ont fort bien dit à la chambre des députés prussienne. C’est l’indépendance. Ce goût de l’indépendance qui tient une place si large dans l’attachement du paysan français au sol qui lui appartient, ce goût de l’indépendance qui s’étend partout de notre temps, qui pénètre et qui élève l’homme du XIXe siècle, agite et remue même le prolétaire rural de l’Allemagne orientale. C’est l’indépendance personnelle que le hobereau prussien refuse à ses journaliers ruraux ; c’est là ce qu’ils vont chercher au Nouveau-Monde ; c’est ce qu’ils ne trouveront pas dans les nouvelles lois agraires.

Le problème n’est point résolu. On est à peu près d’accord pour constater les échecs successifs de la politique agraire en Prusse depuis vingt ans. On parle du krach de la propriété foncière et l’on considère comme menacées d’un grave péril ces provinces de l’est qui sont demeurées la partie vraiment caractéristique de l’État prussien, où se sont formés ces qualités et ces défauts qui ont fait son individualité, sa force et sa prépondérance en Allemagne.

Nous verrons agiter encore plus d’une fois cette question, jusqu’à ce que les Allemands en arrivent, — et le moment n’est peut-être pas éloigné, — à témoigner moins de dédain à ces doctrines du droit naturel dont ils nous reprochent d’être les adeptes trop exclusifs, et qui frappent à leur porte sous les espèces du socialisme.


G. CAVAIGNAC.