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de qualités solides que de charmes ; elle devait faire le bonheur de son époux et demeurer l’objet de la tendresse de ses enfans. » Il disait aussi « qu’elle était belle comme les amours. » Un jour, à Bastia, un prêtre auquel elle se confessait fut si troublé par sa beauté qu’elle dut le rappeler aux convenances. Un homme qui n’était guère sentimental a raconté qu’à cinquante-trois ans, elle avait encore de si admirables restes qu’au respect qu’elle inspirait se mêlait quelque amour. Napoléon a dit encore qu’elle était faite pour gouverner un royaume. Tout porte à croire, en effet, qu’elle eût été une reine fort sage, très avisée, à condition toutefois que son royaume fût très petit, car elle n’avait ni le goût, ni le génie de la grande politique. Sa vraie vocation était de gouverner une maison, de conduire un ménage, de maintenir l’ordre et la paix dans une famille, de concilier les intérêts contraires, d’apaiser les querelles, d’adoucir les amours-propres, de faire entendre raison à tout le monde. Si Napoléon ne lui devait pas son imagination, c’est bien d’elle qu’il avait hérité cet esprit d’ordre, de discipline et de gouvernement, qui lui a permis de remettre sur pied un pays désorganisé par les discordes civiles et l’anarchie, et de lui donner des institutions qui subsistent encore.

Mais dans un moment d’impatience et d’humeur. Napoléon a dit : «Mme Letizia n’est qu’une bourgeoise, » et il s’entendait bien. Il aurait voulu qu’elle accommodât ses mœurs, ses manières, son langage, ses sentimens à ses nouvelles destinées, qu’elle haussât sa voix d’un ton, qu’elle apprît et aimât à représenter. Elle resta ce qu’elle avait toujours été ; sa fortune avait beau changer, elle ne changeait pas ; il y avait en elle quelque chose d’incorrigible et d’immuable. Elle conserva toujours ses façons naturelles de parler, elle ne modifia jamais son accent. « À propos de maman, disait le premier consul à ses frères, Joseph devrait bien la prier de ne plus m’appeler Napolione. Qu’elle m’appelle, comme tout le monde, Bonaparte, non Buonaparte surtout, ce serait encore pire que Napolione. Qu’elle dise le premier consul ou le consul tout court ! Oui, j’aime mieux cela. Mais Napolione, toujours Napolione cela m’impatiente. » Il avait beau s’impatienter et quelque foi qu’elle eût en son génie, qu’elle déclarait une merveille, César fut toujours pour elle Napolione. Elle l’admirait, il ne lui imposait pas. Il était devenu le maître de l’Europe, et elle le revoyait sans cesse tel qu’il était venu au monde, avec une grosse tête, criant, s’agitant beaucoup et bientôt tétant son pouce, en attendant de téter l’univers.

Bourgeoise elle était née, et elle le fut toute sa vie. Occupée de gouverner sa maison, elle se consacrait tout entière à ses intérêts de famille. Mère dans toute la force du terme, elle aimait ses enfans comme la bête aime ses petits, mais elle les morigénait, les gourmandait, ne se faisait aucune illusion sur eux, leur remontrait leurs faiblesses et leurs folies, se raillait de leurs prétentions. Leur arrivait-il