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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/702

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Quant à la famille, elle est représentée par l’enfant du faussaire, qu’on a recueilli ; et la belle-famille, par le père de Fanny, qui est cocher de fiacre. Ainsi rien n’échappe à la contagion de ce dégradant amour. Il corrompt tout autour de lui : l’amitié, la dignité domestique, jusqu’au paysage, qui semble participer de cette universelle bassesse, puisque, pour les yeux de Jean, ces beaux yeux que jadis les horizons de Provence emplissaient de clarté, la nature entière tient aujourd’hui dans un carré de choux au bord d’une route boueuse.

Un jour enfin, après une immonde querelle, un tel dégoût lui soulève le cœur, qu’il s’enfuit. Il s’enfuit là-bas, entre l’oncle Césaire et tante Divonne, là-bas, au bleu pays de Provence, où le mistral purifie, où les petites cousines, les Irène comme les Vivette, gardent pour les cœurs meurtris le baume de leur amour. Fanny le poursuit jusque-là ; pleurant, agonisant de douleur à ses genoux, elle le couvre de baisers et de larmes. Il la repousse, et elle se retire sans l’avoir ressaisi ; mais peu de jours après il va la rejoindre, et retourne où retournait le chien de l’Écriture.

Il trouve la maison dépouillée, ouverte à la neige de l’hiver. Sapho, qui ne comptait plus sur lui, va partir aujourd’hui, partir avec Flamant, sorti de prison et reçu par elle ici même, cette nuit. Et Jean pourtant retombe une dernière fois dans la boue. Il pardonne à la misérable pourvu qu’elle le suive loin, bien loin, d’où jamais plus ils ne reviendront. Mais elle n’en a pas le courage ; elle est au bout de son funeste amour. Et puis un dernier instinct d’ignominie l’attire en bas, toujours plus bas, vers l’homme qui pour elle a commis un crime. Elle rejoindra Flamant, et voyant que Jean, accablé de fatigue et de misère, s’est endormi, elle lui laisse une lettre d’adieu et s’éloigne pour toujours.

Cette fin, qui n’est pas tout à fait celle du roman, a de la grandeur, avec je ne sais quelle solennité poignante. La retraite furtive de Sapho prend ainsi un air d’abandon et de traîtrise suprême, et quand la misérable créature est sortie, tandis que lentement le rideau tombe, nous éprouvons une pitié dernière pour ce pauvre sommeil sans défense, que menace une dernière douleur.

N’importe, le plus grand mérite du drame est de rappeler le roman et de le faire relire. Le roman est supérieur au drame par l’analyse d’abord, puis par le symbole, enfin par l’accord étroit de certains paysages avec certaines situations. Par l’analyse d’abord : je ne dis pas qu’au théâtre une maille rompue emporte tout l’ouvrage, mais trop de mailles élargies relâchent le réseau dont le livre nous enveloppait. L’auteur dramatique n’a pas le temps, au début, de préparer la mise en ménage de Jean et de Fanny, de nous montrer que « les mariages du trottoir » eux-mêmes ont leurs fiançailles. Les retours aussi, ou les rechutes successives de Jean paraissent trop brusques et sommaires.