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exécuté n’avait en ce moment aucune raison d’aller spontanément se mettre au piano. Il se pourrait que les mêmes causes qui vous ont amené à penser au piano aient amené aussi l’autre personne à avoir l’idée de jouer, sans que votre intervention y soit pour rien. M. J. Ochorowicz, qui a étudié avec beaucoup de soin la suggestion mentale, a signalé cet écueil et montré par des faits combien on peut s’y engager aisément. Une personne est prévenue qu’on va lui donner à deviner une couleur. On choisit le rouge, le sujet indique le rose. On prend ensuite une fleur, le lilas, et c’est bien le lilas que le sujet devine. Enfin on pense à une personne présente et, cette fois, le sujet échoue complètement. L’aspect général de l’expérience, avec son demi-succès et son succès complet, semble cependant bien indiquer une sorte de divination. Les commentaires de M. Ochorowicz font entrevoir une autre explication. « On prévient le sujet qu’il s’agit d’une couleur : il ne la devine qu’approximativement : c’était rouge, il devine rose, « Rose, » qui est en même temps le nom d’une fleur, nous suggère à nous tous l’idée d’une fleur. On prévient le sujet qu’il s’agit d’une fleur. Le lilas se trouve au milieu de la table ; c’est une primeur, tout le monde l’avait remarqué, il se présente le premier à l’esprit de tout le monde. Puis, dès qu’il s’agit d’une idée un peu plus éloignée, et où la probabilité reste toujours assez forte (il n’y avait qu’une dizaine de personnes), il y a échec. Non-seulement il ne devine pas la personne, mais il prend une femme pour un homme[1]. » Ainsi la réussite obtenue avec le lilas peut tenir simplement à la présence d’une fleur rare à ce moment de l’année et qui a frappé l’esprit du sujet comme celui des assistans. Sur les trois expériences il nous reste donc un échec complet, un succès sans signification et un demi-succès auquel l’insignifiance du succès complet enlève presque tout son intérêt et qui peut être le résultat d’une simple coïncidence.

Plus l’expérience est simple, plus les conditions peuvent en être exactement déterminées et plus aussi sa valeur sera considérable. Aussi ne faut-il pas s’attendre à trouver dans les études sérieuses sur la suggestion mentale beaucoup de récits merveilleux et d’aventures extraordinaires. M. Charles Richet a expérimenté avec des cartes. Une personne prend au hasard une carte dans un paquet, une autre, qui ne peut voir la carte, doit soit en indiquer la couleur rouge ou noire, soit la désigner comme pique, trèfle, carreau ou cœur, soit enfin la reconnaître complètement, comme sept de pique, je suppose, ou comme roi de carreau. Il est facile de déterminer

  1. De la suggestion mentale, par le docteur J. Ochorowicz, 2e édition, p. 74.