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le point d’effacer pour mieux faire ou de gâter en s’acharnant sur elles. À côté de cette nature audacieuse et timide, d’une sensibilité d’autant plus profonde qu’elle était plus contenue, portée à l’exagération par la résistance, sujette aux chutes et ayant besoin d’être relevée, la présence d’un tel soutien était indispensable ; n’eût-il fait que remplir ce rôle, Thoré aurait bien mérité de l’art français.

En même temps que de Rousseau, il parlait excellemment de Paul Huet, le premier en date des paysagistes français, de Jules Dupré, quelque peu hérissé et farouche, mais à qui il rendait boutades pour boutades, de Corot, chez lequel, lorsque le public se fut engoué de lui, il avait le courage de signaler avec persistance quelque monotonie et une facture trop molle. Il encourageait les débuts de Millet, et, d’un mot juste, prédisait son grand avenir. Somme toute, si beaucoup de ses jugemens sont à réviser, la plupart sont maintenus et bien peu sont à casser.


III.

Dès que l’exil d’un écrivain se prolonge, il est rare que son talent n’en reçoive pas une dure atteinte. Les objets d’inspiration et d’étude s’éloignent et changent pour lui ; au lieu de renouveler ses idées, il vit sur ses souvenirs ; il risque de s’égarer par la réflexion solitaire ; il n’a plus de contrôle et d’excitant ; sa génération marche sans lui, et, quand il revient, il paraît arriéré. Aussi le retour lui est-il une épreuve presque aussi dure que le départ. Ce fut le cas pour Thoré.

Son premier sentiment en quittant la France avait été, semble-t-il, une profonde humiliation d’avoir pris pour des vérités absolues les idées qui l’avaient conduit à un pareil résultat : il cessa toutes relations avec ses anciens amis et changea de nom. Pendant les douze années que dura son absence, Rousseau ne reçut de lui aucune lettre, aucune nouvelle directe ou indirecte. Un jour, en lisant des articles d’art signés W. Bürger, sur l’exposition de Manchester, le paysagiste crut reconnaître Thoré sous ce nom à physionomie allemande ; c’était lui, en effet. Il le fit chercher inutilement par un ami qui partait pour l’Angleterre ; Thoré, devenu misanthrope, se cachait. Il étudiait l’art de la Belgique, de la Hollande et de l’Angleterre, non-seulement pour en goûter les œuvres, mais pour en apprendre l’histoire ; il devenait ainsi ce qu’il n’avait pas encore été, un érudit, et publiait, sous son nouveau nom, une série de bons livres sur les maîtres et les musées de ces pays[1]. Lorsque l’amnistie de 1860 lui permit de rentrer en

  1. Musées de la Hollande, 2 vol. ; Trésors d’art en Angleterre ; Galerie d’Arenberg ; Galerie Suermond ; Musée d’Anvers ; Van der Mer de Delft ; Frans Hals ; École anglaise, dans l’Histoire des peintres, de Charles Blanc ; traduction de Rembrandt, du docteur Scheltema, et de Velasquez et ses œuvres, de W. Stirling.