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Je me contente de jalonner cette marche de Thoré vers le réalisme, en discutant le moins possible ses théories, car il faudrait recommencer la réfutation en arrivant à Castagnary, qui, moins gêné par la connaissance de l’art, amène la logique des mêmes idées à son dernier terme et par cela même permet à la discussion de les serrer de plus près. Il suffit donc, à cette heure, de montrer par quelle gradation Thoré évolue du romantisme vers le réalisme.

La condamnation du romantisme et de ses sujets est implicitement contenue dans les déclarations que l’on vient de lire sur l’école classique. Thoré l’a formulée plus directement, mais avec les mêmes repentirs et les mêmes contradictions. Ici encore il s’efforce de concilier ses anciennes admirations avec ses nouvelles tendances. En revenant de Belgique, il regrettait encore « les dieux aux frontons des temples et les héros sur les places publiques ; » il sacrifiait sans hésiter les peintres contemporains à leurs devanciers ; il rappelait avec une sympathie mélancolique et impénitente la fièvre du romantisme : « La génération actuelle, n’ayant plus ces emportemens, ne paraît pas trop comprendre et pas du tout approuver les tendances et le style dont les artistes étaient alors affolés. Elle a bien raison, mais elle a grand tort. Le romantisme n’avait pas le sens commun mais il avait le sens particulier, la passion, la vie originale. » Et voilà que tout à coup, il abjure complètement ; il embrasse la religion de l’art réaliste. Rien de tel que les néophytes ; Thoré rattrape l’avance du premier coup et prononce la déchéance du romantisme par des raisons de haute philosophie. Il dit, en substance, que le romantisme, neuf en son temps, eut le mérite d’être une réaction contre u l’école inepte du premier empire, » mais qu’il a vieilli, lui aussi, et doit faire place à un nouveau rajeunissement de l’art. Désormais, « un courant scientifique a creusé le lit d’un fleuve irrésistible ; l’art doit suivre la même route que la philosophie, la politique et la poésie, celle de la science positive et du réalisme. » Conclusion : « Avec les superstitions et les despotismes tombera tout seul l’art qui cherche encore aujourd’hui son inspiration et ses formes dans un passé condamné, j’entends effacé de la vie subséquente, mais non pas de l’histoire. »

Pour achever l’explication historique de sa conversion, Thoré disait dans un projet de préface qu’il écrivait peu de temps avant de mourir : u La nouvelle révolution qui se fait sous le nom de naturalisme est la continuation du mouvement romantique. » L’explication est ingénieuse, et j’aurai l’occasion d’y revenir. En attendant, voyons ses raisons présentes. D’abord très justes, puis mêlées d’erreur et de vérité, elles finissent par être inacceptables. La