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en plus abandonnés, que l’art se tourne plus volontiers vers la représentation des choses humaines, actuelles et même familières. » Au reste, il ne veut pas plus de convention et d’absolutisme dans l’un que dans l’autre ; après avoir sévèrement caractérisé l’idéalisme d’école, il n’est pas plus indulgent pour le naturalisme à la mode : «Le naturalisme, tel qu’il s’affirme dans l’école actuelle, est assez inepte, précisément sur le point où il devrait et pourrait assurer la victoire. Il a de la nature la superstition sauvage, au lieu d’en avoir le culte libre… Les peintres naturalistes sont encore impuissans, et même souvent ridicules, parce qu’ils n’ont pas l’instinct du choix, de la distinction dans les qualités et les formes que la nature offre indéfiniment. » Avec ces réserves, le naturalisme serait de toutes les doctrines artistiques la plus acceptable ou même la plus nécessaire. Bien mieux, il se confondrait avec l’esprit classique, qui consiste justement à choisir, dans la nature, ce qui mérite d’être fixé et à éliminer ce qui est inutile et secondaire. Malheureusement, et bien à tort, Thoré faisait consister l’idéalisme « à n’avoir aucune spontanéité, aucune impression entraînante, aucun contact avec la vie présente, à escamoter le réel et à dénaturer la nature, sous prétexte de se rapprocher d’un type primordial. » Jamais aucun classique digne de ce nom, pas même David, encore moins Ingres, n’a justifié cette définition ; personne n’a étudié la nature avec plus de respect que ces maîtres ; mais ils se réservaient le droit, que Thoré aurait voulu imposer comme un devoir au naturalisme, de choisir et d’éliminer.

Néanmoins, l’indépendance et la justesse d’esprit de Thoré devant le naturalisme de son temps seraient la meilleure partie de sa critique, s’il n’avait en même temps condamné tous les genres opposés au naturalisme pour lui faire place nette, alors qu’il en voyait si bien les dangers et si, finalement, il n’avait nié, avec plus d’étroitesse que jamais, tout ce qui peut nourrir l’idéalisme. Son aversion pour « les croyances et les traditions immobiles » l’enfonce plus que jamais dans la haine de la fiction. Forcé d’admettre que « l’allégorie, la mythologie et la poésie sont essentielles à l’esprit humain, » il demande que l’imagination « se retrempe en pleine nature pour y saisir les formes réelles et les élever ensuite à de nouvelles allégories. » Il veut, par exemple, que, pour figurer « la lubricité, » au lieu d’un satyre on figure a un homme lubrique. » Il ne s’aperçoit pas que, de la sorte, au lieu de renouveler l’art, il le paralyse, en substituant l’abstrait au concret. Outre qu’un homme lubrique n’est pas facile à représenter clairement dans l’exercice de son vice, l’art vit d’imagination plus que de raison. L’expérience de ce que l’on pourrait appeler l’allégorie rationaliste