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ainsi la finesse, le sens de l’élégance et l’aversion pour toutes les formes de la sottise ; la réserve n’en est pas moins juste et exactement marquée. Deux ans après, Thoré accorde è Courbet « une originalité véritable, » éloge que la secte dut trouver maigre ; il défend le sujet des Casseurs de pierres, en quoi il a raison, car ce sujet, fort simple, est exécuté avec une rare vigueur, et aussi le Retour de la conférence, caricature lourde et brutale ; mais il avait horreur des prêtres.

Cependant « les écarts de maître Courbet épouvantent sa vieille sympathie. » Devant le portrait de Proudhon, il déclare tout net que « c’est très curieux et très précieux, » comme document, mais « très laid et très mal peint. » Les exécuteurs testamentaires de Proudhon venaient de publier un de ses ouvrages posthumes, le Principe de l’art, vaste développement théorique dont la peinture de Courbet était le prétexte. Le peintre ne s’en tenait plus d’orgueil ; il enflait encore ses prétentions déjà énormes et prodigieusement ridicules de penseur et de moraliste. Il exposait cependant la Femme au Perroquet, vigoureuse étude de nu, à laquelle il avait donné volontairement un air de déshabillé, et qui représentait en toute exactitude une personne de profession accueillante. Thoré admire le morceau et sourit : « Courbet est un grand moraliste, à ce que dit Proudhon. » Lorsque paraît l’Aumône du mendiant, nouvelle ironie : « l’ami de Proudhon peint des idées. » Mais il a dit et ne s’en dédit pas que Courbet était « en tête de nos peintres, » et il ajoute, ce qui était presque vrai : « Courbet est aujourd’hui le plus peintre de l’École française. » Il voulait dire par là que Courbet était un maître ouvrier ; mais si le métier est une partie capitale de la peinture, il n’en est qu’une partie. Courbet prouvait que l’on peut être très peintre, et, si l’on veut, grand peintre, en conservant au mot sa stricte signification, sans être pour cela un grand artiste.

Cette justesse de sens et cette indépendance d’esprit qui, dans certains cas, étaient du courage, se retrouvent dans la plupart des jugemens de Thoré sur les artistes contemporains. Elles sont trop souvent diminuées par des sévérités excessives ou des négations de parti-pris ; c’est alors un effet de la position prise par le critique et comme une rançon payée à la mode ; mais telle était l’intolérance des nouveaux amis de Thoré qu’il faut lui savoir gré d’avoir conservé une forte part de sa primitive liberté de parole. Il lui arrive de dire la vérité à des artistes que la consigne, comme pour Courbet, est de louer toujours et quand même ; il lui arrive aussi de dire du bien d’artistes dont la même consigne veut qu’on dise du mal ; il ne peut se tenir de goûter, lorsqu’ils sont bons, des peintres romantiques ou idéalistes, et de blâmer, lorsqu’ils