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Un gros vaisseau de guerre turc est ancré près des remparts ; il est immobile et comme endormi. Au moment où notre bateau stoppe, des marchands très vociférans escaladent l’échelle et courent sur le pont : Oraio mastikha, kyrii ôraio mastikha ! (Du bon mastic, seigneurs, du bon mastic !) l’île de Chio est la terre classique du mastic résine odorante qui découle du tronc des lentisques, et que les Orientaux trouvent agréable au goût ; le mastic sert, dit-on, à beaucoup d’industries, et l’île en exporte une grande quantité ; on prétend aussi que le harem impérial en achète, afin de parfumer l’haleine des sultanes. Un canot officiel, qui porte en poupe le pavillon rouge au croissant d’argent, et que poussent vigoureusement des matelots en fez rouge et en veste blanche à col bleu, amène à notre bord un grand garçon maladif. Un jeune tchaouch (sergent), qui a l’air bon et ingénu, me dit tout bas à l’oreille, avec des mines respectueuses, que c’est le fils du gouverneur de Rhodes.

Pendant tous ces propos et toutes ces flâneries, mon fidèle Kharalambos, que j’avais amené d’Athènes, tordait de rage sa moustache inculte, et déclarait qu’il ne pouvait parvenir à s’entendre avec ces kèratas de bateliers. Kérata est une injure sanglante, qui attaque sans raison, pour le plaisir, l’honneur conjugal de ceux à qui on l’adresse, et qui est à peu près intraduisible en français. Les mots que Molière emploie pour marquer la même disgrâce ont quelque chose de bourgeois et de vulgaire, qui en rendrait mal la pittoresque saveur. Des drôles, fort éveillés, luttaient d’éloquence avec mon excellent serviteur, et j’entendais, tout en ayant l’air, par dignité, de n’y pas faire attention, l’entretien suivant :

— Combien veux-tu, toi ?

— Oh ! moi, bien peu…, un medjid[1] pour toi, les bardes et le seigneur…

— Que le diable te prenne, toi, ton père, ta mère, tes enfans et ta religion. Et toi, frère, qui ne dis rien, veux-tu faire une meilleure symphonie ?

— Oh ! moi, frère, je suis un homme honorable (timios anthrôpos). Je prendrai trois quarts de medjid.

Enfin, pour un demi-medjid, nous fûmes admis, Kharalambos, les malles, et, comme on disait là-bas, « ma Noblesse, » dans une vieille barque, dont les rames édentées racontaient de nombreux transports d’hommes et de choses. Seulement, nous comptions

  1. Pièce d’argent, qui vaut, selon le pays où l’on se trouve, de 23 à 33 piastres, environ quatre francs.