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prennent en main les revendications populaires. Quelles que soient l’audace et la bonne foi des socialistes chrétiens, une fusion prochaine et complète des deux courans paraît peu probable ; mais c’est assez qu’ils confluent sur quelques points pour que le flot destructeur acquière une nouvelle force.

Tout concourt à le grossir ; jusqu’à ce retour d’atavisme que l’on a baptisé du nom d’antisémitisme. Il a fait d’abord sourire ceux qui partagent une erreur commune et croient que le fond essentiel des sentimens, des passions, a été modifié par le progrès chez l’homme de nos jours. Cependant, l’antisémitisme est vite devenu l’un des facteurs principaux de l’évolution sociale, à Vienne, à Berlin, à Paris, comme dans les steppes de la Russie et dans les plaines du Danube. Devant ce phénomène, il faut s’armer de tout ce qui nous reste d’humanité, de raison, de clairvoyance. D’humanité et de raison, pour résister à l’envie, aux violences, aux proscriptions de caste et de race. De clairvoyance, pour comprendre que tout n’est pas vain dans l’irritation populaire, et qu’il la faut toujours juger avec la règle de Pascal : « La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. » L’État, si vigilant contre les grandes associations spirituelles, en a favorisé une seule au détriment de toutes les autres ; s’il persiste dans sa partialité pour un seul élément des forces nationales, s’il s’agrège avec peu de tact des élémens étrangers ou mal assimilés, il se trouvera désarmé, dans un avenir prochain, pour défendre ses protégés contre un irrésistible mouvement ethnique.

Ainsi, le courant monte et se précipite contre l’édifice où nous étions campés ; jailli des misères et des colères d’en bas, activé par le souffle d’idéal qui passe en haut sur les âmes, grossi par tous les affluens, il ne rencontre plus même chez nous la barrière telle quelle d’un gouvernement régulier… Tandis que j’écris ceci, la neige tombe d’un lugubre ciel de décembre ; et ma pensée court à ce cimetière de village, où, sous cette neige, à cette heure, les gens de science et de loi tirent de la boue glacée ce pauvre corps, jouet des folles fantaisies de la foule. Je vois la scène sinistre, les augures fouillant ces entrailles pour y chercher le secret de la mort, comme si l’on attendait d’y trouver aussi le secret de notre dissolution sociale. Ayez le courage de regarder ce tableau : c’est le meilleur symbole de l’heure présente. Ce qu’ils font là-bas, je le fais dans ce travail, nous le faisons tous, nous qui fouillons de notre plume les restes d’un monde décomposé. On a crié à ce spectre : Lazare, lève-toi pour dénoncer. — Qui dira à notre monde : Lazare, lève-toi pour revivre ? — Celui qui l’a dit une fois, que ne le redit-il encore !