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en lui le péché remue le spectateur jusqu’aux moelles. Dans ses chairs, jusqu’à l’os, pénètre le tranchant du glaive qui purifie. En même temps que l’émotion du beau l’étreint et le bouleverse, son esprit, inondé de clartés, sent pénétrer en lui le sens de la légende, avec son enseignement éternel.

Ce qui appartient bien en propre à Wagner, c’est le don de nous transporter dans un état d’âme particulier et nouveau, de nous arracher à nous-même pour nous faire vivre de la vie de ses personnages ; et cela, non-seulement dans les situations violentes et pathétiques, mais dans les momens d’accalmie et de détente dramatique. Certaines impressions de longueur, ressenties à la lecture, disparaissent à Bayreuth en vertu de l’émotion « acquise. » Ailleurs qu’à la scène, la prière d’Elisabeth, accompagnée d’un bout à l’autre par des « tenues, » sans aucune figure rythmique, et succédant à deux autres mouvemens lents, paraîtrait interminable. Il n’en est pas de même à la représentation : l’auditeur, préparé par l’admirable prélude, ressent, quand le rideau s’entr’ouvre, une impression indéfinissable provenant à la fois de la situation, de la musique et du décor. Un courant irrésistible de sympathie l’envahit ; toute sa sensibilité se trouve absorbée par celle des personnages, il est magnétisé : chez lui, plus de volonté, plus de résistance, plus d’extériorité par rapport au drame. Wagner a soutiré son individualité et substitué à son existence propre une vie « autre » que sa fantaisie crée et gouverne despotiquement. Et cela dure ainsi depuis la première note de l’acte jusqu’à la dernière. Dites-moi qui vaut le mieux, d’être empoigné ainsi, ou de rester paisiblement assis dans sa stalle, goûtant en dilettante toujours maître de lui le froid plaisir de l’analyse ?

Dans ce troisième acte, le style de Wagner ne diffère pas sensiblement de la manière de Weber : ce n’en est pas moins du théâtre « nouveau. » Pourquoi ? C’est que chez Wagner la conception philosophique du poète-penseur prime tout. C’est la profondeur de la pensée abstraite, incarnée dans les formes vivantes du drame lyrique, qui produit la nouveauté de ces scènes sublimes. Wagner a voulu que les forces de l’opéra lussent appliquées « à arracher un peuple aux intérêts vulgaires qui l’occupent tout le jour pour l’élever au culte et à l’intelligence de ce que l’esprit humain peut concevoir de plus profond et de plus grand. » Pour donner un corps à ses conceptions de penseur, il a recours à la légende. La légende sert de lien à une race ; elle est en quelque sorte le point d’appui moral d’une collectivité, le centre de gravité de l’intelligence d’un peuple. Wagner a su s’approprier cet apport collectif et national, et s’y tailler des créations