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De même, quand un serf isolé se rachète de la taille annuelle par une somme une fois payée, il s’exonère d’une lourde rente par le versement d’un capital assez léger. En apparence, par l’affranchissement qui fait du tenancier serf, à redevances arbitraires, un tenancier libre, à charges fixes, le seigneur conclut une mauvaise affaire. Lorsqu’il touche quelque monnaie, c’est peu de chose ; et, le plus souvent, il ne reçoit absolument rien que la promesse de quelques journées de travail, d’une rente en numéraire ou en nature, très inférieure à celle qu’il recevait auparavant, et la jouissance de droits de mutation éventuels.

Ce sur quoi le seigneur est inflexible, ce qui revient sans cesse dans les chartes d’indépendance, c’est l’obligation pour le colon de ne pas quitter le domaine. Les habitans de Saint-Aubin, en Franche-Comté, reconnaissent solennellement (1261) que « leurs terres doivent appartenir au seigneur du lieu, s’ils quittaient sa seigneurie ; » les vassaux du seigneur de Torrelles, en Roussillon, sont dispensés de l’obligation où ils étaient de fournir caution pour lui, « pourvu qu’ils s’engagent, eux et leur postérité, à faire toujours leur résidence à Torrelles. » Des mainmortables affranchis promettent, dans l’acte même qui les libère, « de ne se point marier hors la terre. » Cette clause fait partie intégrante de l’acte ; n’en a-t-elle pas été même la cause déterminante ?


III

L’homme est, à la fin du XIIIe siècle, le bien le plus précieux, source de toute richesse et de toute puissance ; on se l’arrache, et la poursuite que l’on en fait a dû influer d’une façon décisive sur l’abolition du servage. Cette abolition, l’adoucissement du sort des classes rurales a dû venir, à mon sens, d’un manque d’équilibre entre la terre et les hommes. Il y eut, à certain moment, pénurie d’hommes. En devenant rare, l’homme renchérit ; on se mit les laboureurs aux enchères, et le prix dont on les paya fut la liberté et le sol, concédé à des conditions exceptionnellement avantageuses.

Ce changement du rapport de la terre cultivable avec la masse des cultivateurs a-t-il été causé par l’augmentation de la quantité d’hectares exploités, ou par la diminution du nombre des colons ? Il est assez difficile de se prononcer là-dessus, dans l’ignorance où nous sommes de tout ce qui concerne la population au moyen âge[1]. La densité de la population rurale était très grande au milieu du XIVe siècle, avant la peste de 1348 ; mais cet accroissement peut, et je dirai même doit être attribué, en grande partie,

  1. Voyez E. Levasseur, la Population française, t. Ier.