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possédait le sol, ou croyait le posséder, ou en usait comme s’il le possédait, en faisait cadeau au couvent ou au clerc avec d’autant plus de facilité que son désintéressement ne lui coûtait guère. Était-ce même toujours pour le salut de son âme que le laïque se dépouillait si volontiers ? N’était-ce pas aussi pour le bien-être de sa vie ? Après les donations pures, il y eut, sous les races Carolingienne et Capétienne, bien des locations et bien des ventes ; car le moine, non content de ce qu’on lui donne, achète encore tout autour de lui. Il colonise et défriche pour l’amour de Dieu et pour l’amour de l’art.

Bien mieux, il se multiplie. Ce que le seigneur, homme lai, vivant sous la loi du mariage, n’avait pas su accomplir : l’accroissement de la population, l’homme clerc, vivant sous la loi du célibat, y réussit. Le tronc, coupé à ras de terre, produit mieux et plus que l’arbre librement étalé, muni de toutes ses branches. Énorme est le territoire ainsi absorbé par le monastère : il accepte de toutes mains, sans trop regarder à l’origine. Tel lui donne des droits contestés, déclare lui céder « tout ce qu’il possédait actuellement sur un mas de terre, à droit ou à tort, justement ou injustement. » De là, comme on peut l’imaginer, de nombreuses difficultés avec les anciens propriétaires, parfois tout récemment évincés, et qui n’estimaient pas que la spoliation pût être validée par son transfert à une église. Pour avoir raison des ligues qui se formaient alors contre eux, les religieux en appelaient à un seigneur puissant et l’associaient à leur possession, le mettaient de moitié ou d’un quart dans l’affaire. Au lieu des ravisseurs, quelquefois c’étaient les victimes qui venaient à l’église, et lui transportaient la propriété ou la jouissance de biens dont elles avaient été volées. Ayant perdu l’espérance de les regagner, elles se décidaient, sans s’imposer au fond un très grand sacrifice, à abandonner leurs titres à un chapitre ou à un couvent, qui réussissait le plus souvent, sinon à tout reconquérir, du moins à tirer profit de la cession.

Après la période du clerc qui dure longtemps, avec beaucoup de vicissitudes, vient celle du paysan : c’est l’affranchissement. Le paysan affranchi va devenir propriétaire, au moment où il vient de devenir libre, — révolution économique en même temps que révolution politique. — Il dispute la terre au seigneur et au couvent. Car le couvent, lui aussi, en a trop pris. Le recrutement des moines n’est plus on rapport avec les besoins de leur exploitation rurale qui doit se modifier. La pénurie de frères convers amène, au XIIIe siècle, les abbés bénédictins à appliquer cet article de leur règle qui permet de donner à bail, à des laïques, les biens du monastère. Après avoir appartenu à l’homme d’épée, puis, de