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dans l’eau, en images bariolées, qui tremblent. Du)côté du couchant, la ville éparpille, parmi des jardins d’orangers, ses maisons blanches aux toits rouges et aux balcons verts. Le ciel ardent arrondit au-dessus de ces splendeurs et de ces misères sa coupole de flamme ; et, dans cette clarté qui précise les contours et avive les couleurs, les décombres sont encore plus tristes ; ce délabrement fait mal à voir dans cette fête de lumière ; il y a, entre ce désastre et la sérénité joyeuse du soleil, une opposition navrante. L’éternité de la mer chuchotante, des collines, de la lumière, n’a pas souci de nos peines, de nos labeurs, des rapides aventures qui nous réjouissent ou nous affligent, de la mort des hommes et de la fin des choses. L’ironie des êtres immuables se moque de nos transformations historiques, de nos changemens de rôle et de costume, de nos victoires et conquêtes, comme de nos abaissemens et de nos esclavages. La métropole grecque, les mosquées turques, la chapelle catholique, la citadelle génoise, ont une valeur égale devant le ciel immobile, qui fait flamboyer, sur les haines, les luttes et les ravages que ces ruines racontent, des gerbes de rayons et des pluies de flèches d’or.

Lorsqu’on sort du chef-lieu de Chio, on chemine pendant assez longtemps par des ruelles étroites et tortueuses, bordées de murs très hauts. Les Chiotes, gens pratiques, n’aiment pas à perdre inutilement du terrain. Ils prennent le plus d’espace possible pour leurs jardins et pour leurs cours. Il y a beaucoup de villas dans les verdures du Campos. Les unes sont habitées toute l’année ; les autres servent de résidences d’été à de riches marchands d’Alexandrie, d’Odessa et de Smyrne. Toutes sont bien tenues. Les propriétaires ont remédié à la sécheresse qui leur fait souvent beaucoup de mal, en recueillant dans de vastes citernes l’eau des pluies, des sources et des torrens ; une machine appelée noria, roue munie d’une série de seaux en chapelet, qui s’emplissent au fond du réservoir, et viennent se vider à l’extérieur, leur permet de fertiliser leurs terres par un système d’irrigation très simple et très ingénieux. Mais les Chiotes sont moins fiers de leurs choux et de leurs laitues, que de leur mastic.

Le « pays du mastic, » mastikho-khôra, s’étend au sud de la région alpestre de Chio. Je l’ai parcouru en tous sens, à cheval, soit seul, soit en compagnie de James Aristarchi. Autrefois, on était obligé de grimper fort péniblement, à dos de mulet, le long des côtes raides, par des sentiers ravinés, véritables ruisseaux de pierres. Maintenant on peut chevaucher sur les chaussées récemment commencées ; il est vrai qu’elles aboutissent parfois à des précipices taillés à pic et obligent le voyageur trop confiant à retourner sur ses pas. Charmante mésaventure, dont on se réjouit