Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

expressifs ; il a pour devise le texte de saint Paul : Qaœrite ut abundetis ; et pour enseigne Tractatus de dilatatione sermonum. La science que frère Richard se propose, en effet, de répandre, est celle d’allonger, de délayer, de « dilater » le discours ; il existe, suivant lui, huit manières de remplacer l’inspiration par une abondance artificielle et de parler longuement sans avoir rien à dire : « La première est de substituer une proposition à un nom, ce qui se fait par les définitions, les descriptions, etc.. Presque tous les noms propres ont une signification particulière : ainsi Jacob veut dire lutteur, on peut à ce propos considérer divers genres de luttes spirituelles… »

La décadence de l’éloquence sacrée lut donc consommée sans remède par le triomphe de la routine, deux cents ans environ après l’époque où, dans le grand silence de la chrétienté latine, muette depuis Charlemagne, les premiers humanistes des écoles de la Loire, Geoffroi Babion et ses élèves, avaient élevé leurs voix harmonieuses. Durant cet intervalle, deux évolutions distinctes se sont achevées : l’art élégant et profond de saint Bernard s’oppose à l’art scolastique de saint Thomas d’Aquin, chronologiquement accouplé à l’art simple et familier de Robert de Sorbon. Des phénomènes très analogues s’étaient déjà succédé, mais dans l’ordre inverse, du Ier au IXe siècle de notre ère. L’ὁμιλία (homilia) des temps apostoliques, dont saint Paul a laissé de si beaux modèles, était simple et familière. Lorsque l’Église eut conquis le monde et le monde l’Église, parurent les apologies savantes, subtiles, parfois affectées des pères. Enfin la faculté créatrice s’épuisa, la flamme littéraire léguée au moyen âge par l’antiquité vacilla : on cessa de composer des homélies nouvelles ; on apprit par cœur celles de l’âge précédent ; Raban Maur, Heiric d’Auxerre, Alcuin lui-même, ont compilé à l’intention du clergé barbare de l’empire carolingien des « homiliaires » qui ne sont pas sans ressemblance avec les recueils de themata dont le clergé affadi de Philippe le Bel fit ses délices. L’introduction des procédés mécaniques, symptôme de misère intellectuelle, abolit à bref délai, dans les deux cas, l’originalité et la vie. — Le parallélisme des effets et des causes est encore plus frappant peut-être, si l’on considère les destinées de l’art épistolaire, en regard de celles de l’éloquence sacrée, pendant le moyen âge. Nous avons du XIIe siècle de très remarquables épîtres, solennelles et châtiées ; du XIIIe siècle, des lettres d’affaires sans prétention et sans ornemens, et des manuels épistolaires. Les traités didactiques d’art épistolaire, que l’on appelait artes dictaminis, et les epistolaria, répertoires de lieux-communs, d’exordes, de proverbes et de lettres toutes faites, commencèrent à pulluler à l’époque où disparurent les épistoliers de mérite. A