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Abdullah-el-Teischi. Il ne pouvait choisir un héritier qui lui ressemblât moins par ses origines et par son caractère. Abdullah appartient à la tribu des Baggaras, comme l’indiquent son teint couleur de chocolat et son nez long, proéminent. Quoiqu’il porte le vêtement des derviches et qu’il se croie tenu d’avoir, lui aussi, ses visions, il ne se pique point d’être un prophète, un inspiré, un docteur, et il ne s’est jamais intéressé qu’aux choses temporelles. C’est un soudard, qui, ne sachant ni lire, ni écrire, se délie des gens qui lisent et qui écrivent. Orgueilleux, vain, susceptible, irritable, il a l’humeur vive et cruelle, et comme il est aussi changeant que violent dans ses résolutions, le seul art qui fleurisse aujourd’hui dans sa capitale est celui de déchiffrer la figure du maître, et de savoir en le regardant si le jour est propice pour lui demander une grâce ou pour perdre dans son esprit un rival qu’on désire envoyer au supplice. Sur un seul point Abdullah ressemble à Mohamed-Ahmed, il estime comme lui que la grandeur des souverains se mesure à l’étendue de leur harem. Comme le mahdi, il a rassemblé dans son palais une foule bigarrée de concubines, et il ne cesse d’en accroître le nombre. Lui apprend-on qu’il se trouve quelque part une jolie femme, il envoie bien vite des espions pour l’examiner et, si leurs rapports sont favorables, des émissaires pour l’enlever.

Les commencemens du nouveau souverain furent difficiles. Il avait beaucoup de rivaux, beaucoup d’envieux, et il lui fallut du temps pour les réconcilier avec sa fortune ou pour les écraser. Mais son principal embarras était de savoir ce qu’il allait faire de la religion nouvelle ? Devait-il la conserver ou l’abolir ? S’il la conservait, en pratiquerait-il à la lettre toutes les prescriptions ? Se rangerait-il parmi les rigoristes, les mitigés ou les relâchés ? La mort subite de Mohamed-Ahmed avait porté un coup terrible au mahdisme. Il avait annoncé publiquement et en plus d’une occasion qu’il vivrait longtemps encore, qu’il ne quitterait pas le monde avant que Jésus-Christ lui-même fût descendu du ciel pour lui rendre témoignage, et il n’avait pas quarante-cinq ans lorsqu’il succomba à ses excès. Que fallait-il désormais penser de sa mission, de ses prophéties, de ses miracles et des jardins célestes, des ruisseaux de lait et de miel, des myriades de houris qu’il promettait à ceux qui verseraient leur sang pour lui ? Les demi-croyans ne croyaient plus du tout, et ses partisans les plus zélés, les plus convaincus, n’avaient plus qu’une foi chancelante ; ils craignaient de s’être laissé séduire, d’avoir fait un marché de dupes.

Abdullah n’avait peut-être jamais cru ; qu’allait-il faire ? Une consulta que ses intérêts, et sa politique fit honneur à son bon sens. Il avait hérité de l’empire fondé par le mahdi ; il ne pouvait le traiter d’imposteur sans compromettre ses propres droits et son avenir. Il déclara que le mahdi était un vrai prophète, et il lui construisit dans sa capitale un