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fort circonspects, qu’ils s’entendent à garder leurs secrets. Les Soudanaises sont des femmes bien singulières : leurs maris leur disent tout et elles ne répètent jamais rien. C’est le plus grand étonnement que le père Ohrwalder ait rapporté du Soudan.

Pour en sortir, pour se sauver des griffes qui le tenaient, il lui fallut à lui-même beaucoup de secret, de circonspection et de bonheur. L’archevêque Sogaro avait négocié cette évasion avec un Arabe, Ahmed Hassan, et il avait bien choisi son homme. Ce fut dans la nuit du 29 novembre 1891 que le père Ohrwalder parvint à s’échapper. Il emmenait avec lui deux religieuses, les sœurs Catterina Chincarini et Elisabetta Venturini, et une petite Soudanaise, Adila, qui était née chez les missionnaires de Khartoum et avait été vendue après la prise de cette ville. Dès les premiers pas, la caravane, composée de sept personnes et de quatre chameaux, faillit être surprise. On avait dû passer près d’un puits autour duquel étaient rassemblées des négresses esclaves. Heureusement elles ne s’avisèrent de rien, tant elles étaient occupées à causer et à rire. Il n’est pas de lieu si triste en ce monde, fût-ce Omdurman, où l’on ne trouve des femmes qui rient, fussent-elles esclaves, et c’est ce qui explique que partout la vie soit possible.

Les fugitifs n’avaient qu’une courte avance ; ils ne pouvaient douter que dès le lendemain matin on ne s’avisât de leur départ, que l’éveil ne fût donné, qu’on ne lançât des émissaires à leur poursuite. Ils ne songeaient qu’à les gagner de vitesse, à dévorer l’espace. Ils avaient emporté quelques biscuits, qu’ils mangeaient du bout des dents, en buvant l’eau des puits ou du Nil. Dès le second jour, ils étaient exténués, tous leurs membres étaient endoloris, et ils s’efforçaient de ne pas trop sentir leur lassitude et leurs écorchures. Dans les courtes haltes qu’ils faisaient, ils avaient peine à se tenir debout en mettant pied à terre. Ils appréhendaient les fâcheuses rencontres, ils avaient de continuelles alertes ; devant eux, derrière eux, ils croyaient voir partout des derviches. Mais ce qui les tourmentait le plus était la lutte contre le sommeil. Pour rester éveillés, ils poussaient des cris, se secouaient ou se pinçaient jusqu’à faire jaillir le sang. « Ma tenamu, ne dormez pas, leur répétait sans cesse Ahmed-Hassan, ou vous tomberez et vous vous casserez la jambe. »

Enfin, le 8 décembre ils étaient hors de danger, hors de peine ; ils venaient d’atteindre Murat, le premier avant-poste égyptien, où tout le monde s’étonna que les deux religieuses eussent résisté à de telles fatigues. Ils avaient en sept jours accompli un trajet de 500 milles, et leur vaillant conducteur n’était plus qu’un squelette ambulant. Trois jours plus tard, après s’être refaits, ils se mettaient en route pour Korosko. Désormais ils pouvaient cheminer en paix, ils n’avaient plus de derviches à leurs trousses, et il leur semblait qu’ils avaient toutes