Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travail, l’intelligence du voisin, s’arroger un monopole ; il marche de conserve avec le pouvoir, d’autant plus criant que le gouvernement se montre tyrannique, puisqu’il est de l’essence de ce dernier d’installer partout castes, classes privilégiées, partis ou coteries, qu’il regarde comme les arcs boutans de son autorité. Quoi qu’on tente, hélas ! et quelle que soit la prévoyance des institutions humaines, l’abus s’y mêle aussitôt : il apparaît comme une maladie organique des sociétés, tant il est insinuant, flexible, universel. La liberté politique, la liberté économique, ont elles-mêmes leurs abus, moins douloureux assurément, moins pénibles, très réels cependant, et l’homme, l’animal qui plaide, qui trompe et se querelle, excelle à forger des instrumens d’oppression avec les armes qui doivent la combattre. Mais, malgré les argumens que fournissent au scepticisme les rechutes de la civilisation, malgré les perpétuels démentis qu’infligent à l’espérance l’égoïsme et la brutalité des individus ou des partis, l’histoire n’est pas seulement une école d’immoralité, elle est aussi une école de justice et de progrès : elle nous montre l’âge d’or en avant, les iniquités d’antan cent fois plus âpres que celles d’aujourd’hui, les droits de la conscience mieux respectés, la vie humaine plus douce, les faibles, les humbles réhabilités, et, plus nombreux de jour en jour, ceux qui, émus d’une indicible angoisse devant le redoutable problème des destinées humaines, cherchent à resserrer les frontières de l’abus, le poursuivent sous toutes ses formes, dans toutes ses retraites, et s’efforcent d’élargir la divinité. Plus fécondes aussi ces explosions de vérité, poésies sublimes, dogmes nouveaux, révolutions qui ébranlent les peuples et font vibrer l’humanité entière dans un frisson sympathique.

Au XVIIIe siècle, la vie sociale est exquise, mais elle reste l’apanage de trois ou quatre cent mille privilégiés ; parmi ceux-ci beaucoup ont le souci du bien, le sentiment des réformes nécessaires, mais la force ou la volonté leur manquent, et, sous une apparence brillante se dressent des abus révoltans : lettres de cachet, droits féodaux, torture, mort civile des protestans, servage perpétué jusqu’en 1787 dans certains endroits, privilèges de la noblesse et du clergé, soldats, paysans soumis à mille vexations. Le despotisme, a-t-on dit, abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer, et peut-être toutes ces iniquités de l’ancien régime semblèrent-elles moins amères à ceux qui les subissaient qu’à nous qui les contemplons dans leur synthèse menaçante, enflées encore et multipliées dans les imaginations par d’éloquens réquisitoires ; mais enfin elles sévissaient, nos pères les ont détruites, et ils ont droit à la gratitude des amis de l’humanité.

Tout était privilège à cette époque, et corporations, parlemens,