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De leur côté, les privilégiés déploient une persistance égale à celle de leurs adversaires : ils s’empressent de décliner la juridiction du Grand-Conseil, et, le samedi 20 février 1709, escortés d’une escouade du guet à pied et à cheval, de 40 archers en robe courte, ils se rendent à la foire Saint-Germain, où l’on notifie au sieur Holtz l’arrêt par défaut ordonnant la destruction de sa loge. Au même moment, se présentent deux huissiers du Grand-Conseil qui font lecture d’un arrêt contraire. Néanmoins on commence à démolir, mais la nuit arrête le travail. Holtz reparaît alors avec un bataillon d’ouvriers qui reconstruisent la loge, et le lendemain, il donne une représentation très brillante, où accourent en foule les gens du bel air, mêlés aux cochers et aux laquais. Nous voilà en pleine épopée. Mais les recors du parlement reviennent, cette fois ils démolissent de fond en comble la loge, et sur les ruines laissent en garnison douze archers. L’affaire devenait grave pour les comédiens, à cause de l’heure avancée de l’exécution : plainte de Holtz et Godard au Grand-Conseil, qui leur donne gain de cause, condamne les comédiens à 6,000 livres de dommages-intérêts, aux dépens, et à 300 livres d’aumônes. Les Suisses triomphent et s’empressent de pratiquer une saisie à l’hôtel de la Comédie, en même temps qu’ils rebâtissent leurs loges et jouent jusqu’à la fin de la foire. Hélas ! leur victoire sera de courte durée : les comédiens en ont appelé du Grand-Conseil au conseil privé du roi, qui renvoie l’affaire devant le conseil d’État. Le 11 mars 1710, ce dernier condamnait définitivement les forains, annulant tout ce qui avait été fait contre leurs adversaires : et, revenant à la charge, le parlement défendit de nouveau aux danseurs de corde de jouer des comédies par dialogues, monologues ou autrement. Traqués ainsi et débusqués de toutes leurs retraites, Bertrand, Dolet et La Place ne se découragent pas encore : deux de leurs auteurs, Rémy et Chaillot, inventèrent le jeu à la muette, les pièces à écriteaux ; on remplaçait la parole et l’action par la mimique, et, lorsqu’elle ne suffisait point, l’acteur avait dans sa poche son rôle écrit en gros caractères sur des cartons qu’il montrait aux spectateurs : quant aux couplets, l’orchestre jouait l’air, des compères placés dans la salle chantaient les paroles que le public répétait en chœur. Par la suite, on remplaça les écriteaux de poche par des écriteaux qu’on fit descendre du plafond du théâtre, soutenus par deux enfans costumés en amours. Plus tard encore, ou fera paraître en scène un acteur qui mimait le rôle qu’un autre personnage récitait ou chantait dans la coulisse.

Ainsi se termina cette mémorable querelle, qui n’est elle-même qu’un épisode du combat des théâtres libres contre les théâtres privilégiés. Quelques-uns cependant transigeaient, et, moyennant