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Il y avait là un obstacle pécuniaire dont l’argent seul pouvait triompher. En 1759, un grand seigneur[1], ami de la science et des arts, le comte de Lauraguais, le lanceur de Sophie Arnould, offrit aux comédiens la somme nécessaire pour les indemniser, et assurer la liberté du théâtre avec la beauté du spectacle. Lekain appuya la proposition par un mémoire éloquent, et, le samedi 31 mars, Brizard, dans le discours de clôture prononcé à l’occasion des vacances annuelles de la Passion à la Quasimodo (discours et complimens étaient fort en usage au théâtre), annonça que désormais la scène française aurait une forme et une disposition plus décentes. Il en coûta 60,000 francs à Lauraguais, mais le public, les auteurs célébrèrent sa générosité, virent avec une joie extrême le théâtre purgé des petits-maîtres. Une nouvelle carrière s’ouvrait aux tragiques. Voltaire peut tout à son aise tapisser la scène de boucliers et de gonfanons pour sa chevalerie de Tancrède, et Dorat salue cette délivrance à grand renfort d’alexandrins :


On n’y voit plus l’ennui de nos jeunes seigneurs
Nonchalamment sourire à l’héroïne en pleurs.
On ne les entend plus, du fond de la coulisse,
Par leurs caquets bruyans interrompre l’actrice,
Persifler Mithridate, et, sans respect du nom,
Apostropher César ou tutoyer Néron.


Cependant l’usage se maintint de rétablir les banquettes aux deux Comédies et à l’Opéra pour les représentations dites de capitation : ces jours-là, on peut, moyennant un louis, pénétrer sur la scène, et les agréables n’ont garde d’y manquer ; mais, dans la crainte que cette exception ne favorisât le retour au privilège disparu, le parterre montrait alors une humeur si indocile et faisait un tel vacarme qu’il les obligea plusieurs fois à se retirer dans les coulisses.

Si les grands comédiens persécutent les petits et malmènent les auteurs, ils ne s’entendent guère les uns avec les autres, et leur histoire intérieure offre une nouvelle application de la maxime pessimiste : homo homini lupus, femina feminæ lupior. Fréquemment, en effet, le comédien est loup pour son confrère, et deux fois louve la comédienne pour ses camarades ; ce ne sont que rivalités de talens et d’amours[2], méchancetés, rancunes, compétitions de

  1. Les Causeurs de la Révolution, 1 vol. in-18 ; Calmann Lévy, 2e édition.
  2. Dans sa correspondance, Favart raconte un trait de Mlle Collet, lorsqu’elle débuta à la Comédie-Italienne. Piquée de la préférence que témoignait M. de La Ferté, intendant des Menus, à Mlle Lafond, elle va le trouver et lui tient ce langage : « Je sais, monsieur, que vous avez des bontés pour Mlle Lafond, parce qu’elle en a pour vous. Tout le monde dit que vous voulez me nuire, parce que je n’ai pas voulu, mais ce sont de vilains propos. Vous savez bien, monsieur, que cela n’est pas vrai, et que, si vous m’aviez fait l’honneur de me demander quelque chose, je suis trop attachée à mes devoirs et trop honnête fille pour avoir osé prendre la liberté de vous refuser. »