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le transfigurer, qu’à côté de la pensée incertaine du texte, il place des gestes, des accens, des sourires qui métamorphosent l’œuvre et lui apportent une étincelle de vie ? Que de pièces ordinaires ont dû leur succès au mérite du tragédien, qui, les yeux fixés sur le passé, fouillant les bibliothèques, contemplant les statues, les médailles, allant au fond de son âme, découvre des beautés que personne ne soupçonnait ! Cette tirade monotone, incolore dans la bouche d’un médiocre, il lui insuffle la passion dont il est embrasé, passion qu’il a su exprimer, parce que d’abord il s’est fait Tibère, Mahomet, Orosmane. Tel le poète soupirant une divine élégie à l’aspect d’une rose qui éveille en son âme des sensations ignorées du philistin ; tel le sculpteur qui tire d’un modèle à moitié stupide la statue de la Grâce ou de la Philosophie. Même en présence de chefs-d’œuvre, l’acteur n’accomplit-il pas pour l’auteur une sorte de voyage de découvertes ; ne lui révèle-t-il pas des terres vierges, des aspects nouveaux de sa pensée, comme certains paysages célèbres, la baie de Naples, le Bosphore, inspireront éternellement des accens nouveaux à ceux qui ont le don de sentir, de voir et de peindre ? L’écrivain le plus savant, le plus puissant tragique n’a pas tout prévu, il ne saurait calculer d’avance tous les effets du jeu muet, peser les regards, mesurer cette électricité intellectuelle qui s’échappe d’une parole, d’un silence, et fait vibrer ensemble deux mille spectateurs à la fois.

Lekain fut un de ces grands artistes, un de ces collaborateurs de génie. La nature, disaient les Anglais, a fait en faveur de Garrick[1], comparé aux autres acteurs, ce qu’elle a fait pour l’homme comparé aux animaux qui en approchent le plus : pour Lekain, elle se montra une mère et aussi une marâtre : visage maigre, joues creuses, narines trop ouvertes, taille mesquine, jambes courtes et arquées, corps mal équarri, ce qu’on nomme en argot un pot-à-tabac, un ensemble qui fait penser aux portraits que tracent les historiens des Huns d’Attila. Collé le traite de comédien rauque et hideux, de monstre à voix humaine ; et il succédait à Quinault-Dufresne, un des plus beaux hommes de son temps, il luttait en scène avec Grandval et Belcour, tous deux fort bien de leur personne. Ajoutez à cela une tenue négligée, presque malpropre, qui achève de le rendre antipathique aux femmes, aux ambrés ; mais il a pour lui Voltaire qui, l’ayant vu jouer sur des théâtres de société, commence par lui déconseiller cet ingrat métier, Voltaire qui l’encourage lorsque le jeune homme lui confesse la violence irrésistible de sa

  1. Mémoires de Molé, Préville, Lekain, Goldoni. — Quelques réflexions sur Lekain et sur l’art théâtral, par Talma ; — Biographie Michaud ; — Mémoire de la vie de David Garrick, par Thomas Davies, 2 vol. ; Vie de Garrick, par Arthur Murphy, 2 vol. in-8o. L’engouement du public anglais pour Garrick prit le nom de « fièvre de Garrick. »