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aujourd’hui attendait le maître d’alors. Ce spectacle était pour moi très imposant et déjà bien troublant ! — Fleury entre, s’assied et donne à plusieurs élèves des leçons excellentes, sans aucun doute, mais dont je n’entendis pas un mot, tant mon cœur sautait, et tant mes oreilles bourdonnaient. Enfin le maître, après avoir consulté une feuille qui était sur la table, appelle un nom… le mien ! — Je me lève vivement, puis je reste là, droite, immobile, incapable de faire un pas. Je devais avoir une mine bien effarée, car le cher homme me prit en pitié. « Vous avez donc bien peur, ma pauvre petite ? » me dit-il. — Moi, hors d’état d’articuler un mot, je fis signe que oui ! — « Voyons ! venez ici, près de moi. » Sa voix s’était faite très douce, et je trouvai la force de faire quelques pas vers son fauteuil. Alors il me plaça entre ses genoux, prit mes deux mains dans une des siennes, de l’autre écarta de mon front mes cheveux qui s’étaient aussi effarouchés, et me dit doucement : « Regardez-moi ! » J’osai lever les yeux sur lui, et je vis un aimable visage, vieux et laid, avec un bon sourire un peu railleur et des yeux noirs tout pleins de malice et de bonté. « Eh bien ! est-ce que j’ai l’air si méchant ? » Je secouai la tête pour dire non ! — « Alors de quoi avez-vous peur ? » Involontairement je jetai un regard de méfiance du côté des jeunes gens qui se mirent à rire tout bas de ma sauvagerie. — « Ah ! bien… je comprends ! Ce sont ces mauvais garçons-là qui vous effraient. Oui, ils sont moqueurs ! mais attendez ! nous allons bien les attraper ! Donnez-moi votre livre, c’est moi qui vais vous donner la réplique, et vous allez me conter cela… tout bas… à l’oreille. » Ce qui fut fait à la lettre, entre ses genoux. Je lui dis, me penchant à son oreille, un fragment du joli petit rôle de Rose dans l’Optimiste. Après quoi il me dit que ce n’était pas mal du tout, que ma prononciation était bonne. Il me mit un baiser au front, me donna une petite tape d’amitié sur la joue et me renvoya à mon banc… ravie et acceptée. Cette bonté, cette grâce, m’étaient entrées au cœur, et je me faisais une fête de revoir le bon maître. Hélas ! il ne revint plus. Le jour même où je fus reçue par lui était le dernier de son professorat ; puis il donna sa représentation de retraite, et tout fut dit. Donc je n’ai pas vu jouer le grand artiste, mais à soixante-deux ans de distance j’ai été embrassée par le Fleury des temps passés et par le Fleury de nos jours. J’ai le droit d’être fière, — et je le suis.

Votre affectionnée,


SUZANNE BROHAN.

On voit se dessiner ici certains traits du caractère de Fleury : l’aménité, le tact, la bonne grâce. Homme du monde, et si parfaitement gentleman qu’on l’aurait cru né sur les genoux d’une