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nationale, Grammont lieutenant-colonel, Brizard capitaine, des acteurs deviennent représentans du peuple. Si le royaume du ciel ne leur est pas solennellement ouvert par assis et levé, si Talma se heurte au refus du curé de Saint-Sulpice lorsqu’il veut se marier, et n’arrache pas un vote formel à l’assemblée nationale, l’institution du mariage civil lui donne satisfaction, puisqu’il peut régulièrement se marier sans recourir à l’église ; comme les registres de décès et la police des cimetières sont enlevés au clergé en même temps que les mariages, le comédien, à défaut de sépulture religieuse, aura la sépulture civile. Le voilà affranchi aussi du despotisme des gentilshommes de la chambre, mais la rançon coûtera cher, car il tombe sous le joug de la municipalité, surtout sous la domination du parterre plus capricieux, plus tumultueux que jamais, du parterre qui s’est fait peuple, et qui, affranchi de la tutelle monarchique, apporte au théâtre l’écho des passions de la rue, des clubs, des sections : aux vociférations des tape-dur succéderont les calembours des beaux qui allusionnent au théâtre. Le tonnerre, observait-on, vient d’être arraché aux dieux ivres, mais il y a plusieurs sortes d’ivresse ; et l’on sait le joli billet de la marquise de Simiane à son ancien adorateur, le général Lafayette, en lui envoyant une pomme tombée dans sa loge pendant une représentation houleuse : « Permettez-moi de vous adresser le premier fruit de la révolution qui soit venu jusqu’à moi. »

Un autre danger menaçait les comédiens : les auteurs portent devant l’assemblée constituante leurs doléances, leurs griefs, les revendications des forains. Le 24 août 1790, La Harpe présente une adresse où sont énumérés les titres des gens de lettres, ces libérateurs de l’esprit humain, ces initiateurs de la révolution, à la reconnaissance de l’assemblée. Conclusion : autoriser toutes les troupes théâtrales à jouer les œuvres des auteurs morts, devenues ainsi propriétés nationales, assurer aux vivans la propriété de leurs pièces. La pétition avait pour signataires Sedaine, Cailhava, Ducis, Fenouillot, Lemière, Laujon, Marie-Joseph Chénier, Mercier, Palissot, Fabre d’Églantine, Framery, André de Murville, Forgeot, de Sauvigny, de Maisonneuve, Vigée, Chamfort, etc. On devine le scandale qu’une telle prétention produisit à la comédie ; la noblesse avait eu sa nuit du 4 août, rien de semblable à attendre de ces messieurs. Quoi ! se lamentent-ils, plusieurs troupes joueraient dorénavant nos pièces ! Quel attentat à l’œuvre de Molière et de Louis XIV, qui voulaient que tous les grands talens, rassemblés sur la même scène, fussent encouragés à une généreuse émulation par cette réunion même ! Ne va-t-on pas ôter à la nation les seuls artistes qui puissent comprendre les maîtres, parce qu’eux seuls les ont étudiés vingt ans pour se rendre dignes de les jouer pendant dix