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et chaque deux heures, on relève les postes avec un mot d’ordre qui revient à Bonaparte, qu’on éveille dans son lit afin qu’il le change deux ou trois fois par nuit ; on le réveille chaque fois que l’ordre passe. Voilà ce qu’elle m’a confié dans le plus grand secret, à moi et à la Brienne. Ces déplorables misères, elle nous les dit moitié pleurant et moitié riant, parce que je lui demandais s’il n’existait donc plus pour elle de momens où deux témoins fussent de trop dans une chambre à coucher. » — D’après l’Ami, « Pichegru a été étranglé par Sanson le bourreau ; ce qui a donné lieu à la méprise, c’est qu’il (Sanson) couchait au Temple depuis cinq jours et y entrait vêtu en gendarme ou en grenadier de la garde ; cela, nous le savons. Personne n’ose parler, même à Talleyrand, qui n’ose pas trop s’informer. Ce que l’on sait à cet égard, c’est que Régnier a décidé cette mesure… »

L’acharnement déployé contre le premier consul fait mieux comprendre les mobiles du crime de Vincennes. Les correspondans racontent la tragédie. Je ne saurais partager l’opinion de M. Pingaud, qui voit dans leur récit « un document historique de premier ordre. » Ce récit diffère trop de la minutieuse et sagace reconstitution de M. Welschinger, qui me paraît défier toute critique. Mais s’ils ont brouillé quelques détails du tableau, ils en rendent la couleur et la physionomie essentielle : — « Je trouvai le consul avec Caulaincourt, et c’est alors que je vis que le duc d’Enghien était perdu. Le consul lui dit devant moi : Ordonnez au général qui ira à Ettenheim qu’on le fusille dans sa chambre, s’il y avait résistance, et vous le ferez fusiller partout où vous verrez un mouvement pour nous l’enlever. Là, les ordres furent rendus devant moi… J’oubliais que le consul répéta plusieurs fois : Caulaincourt, s’il était averti et qu’il s’enfuît, envoyez quinze cavaliers à toute bride après lui ; promettez-leur 3,000 louis s’ils le saisissent, et 1,500 si, ne pouvant le saisir, ils le tuent sur place en quelque lieu qu’ils le rencontrent. Ce furent ses dernières paroles. Il y avait en ce moment dans son cabinet Berthier, Duroc, Caulaincourt, Régnier et moi. » — Si l’on en croit l’Ami, Talleyrand fut étranger à toute l’affaire ; ce témoignage innocenterait formellement l’évêque d’Autun. — « Notre Amie était chez Mme Bonaparte pour l’engager à le sauver. Je vous jure devant Dieu qu’elle y a fait tout ce qu’il est possible de faire. Je vous dirai plus. Talleyrand a écrit à ce sujet une lettre superbe au premier consul ; il n’a pas eu le courage de parler, il a écrit ; il a fait prier Joseph de le venir voir. Joseph est venu, et il l’a engagé à porter sa lettre au consul, et à l’appuyer. Mme Bonaparte s’est jetée aux pieds de son mari pour le supplier de garder le duc comme otage. Je vous rapporte ce