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tisser sa toile d’araignée, toujours recommencée depuis vingt ans aux portes de toutes les chancelleries d’Europe, toujours déchirée, et où rien ne se prenait.

Il vécut ainsi cinq années encore ; années moroses, où ses notes intimes témoignent d’un découragement croissant. Il voyait enfin l’illusion de ses jugemens sur la France et sur le monde nouveau ; il sentait l’effroyable vanité de sa longue vie d’intrigue, le remords peut-être de cette vie équivoque et malfaisante à la patrie. Isolé dans les souvenirs et les regrets de sa première jeunesse, mal compris par une femme dont le caractère difficile lui devenait chaque jour plus insupportable, il n’avait d’autre consolation que de relire en pleurant les lettres de sa mère. Revenu à la foi, il demandait à Dieu la résignation : « Je le supplie de ne pas me réduire à la misère et de me conserver ce qu’il m’a accordé, et que j’ai bien gagné près de ces misérables rois que j’ai dû servir et que j’ai eu le malheur de servir. » Des pressentimens funestes le hantaient ; ils n’étaient pas trompeurs. Le 22 juillet 1812, comme d’Antraigues et sa femme montaient en voiture à leur porte, un domestique congédié la veille se précipita sur eux, poignarda le comte, puis la comtesse, et se fit sauter la cervelle pendant que les deux époux expiraient simultanément, sans avoir repris connaissance. Tel fut du moins le récit fourni par les gazettes. Le public refusa de croire que la vengeance d’un valet eût seule procuré la mort d’un homme mêlé à tant de lourds secrets ; on voulut voir un mystère de plus dans cette fin tragique d’une vie mystérieuse.

Le livre qui la raconte aiguillonnera la curiosité des lecteurs ; il leur laissera dans l’âme je ne sais quoi de désenchanté. Cette époque des grands hommes et des grandes choses, cette Europe de la Révolution et de l’Empire, dont tant d’autres nous avaient donné des visions épiques, elle est là, vue d’en dessous et de la coulisse, rapetissée, flétrie, médiocre. — Médiocres, ces tristes émigrés, de qui Thugut disait ironiquement : « Pourquoi donc les jacobins fusillent-ils les émigrés prisonniers ? Ils devraient les réunir et les laisser ensemble : en quelques jours, ceux-ci auraient imité les araignées et se seraient mangés. » — Médiocres, ces princes proscrits pour qui l’on se dévoue, incapables d’un beau défi a la fortune, d’une action chevaleresque, d’une descente en Vendée ; philosophes égoïstes, raisonnables après tout, ils acceptent avec un sourire sceptique les sacrifices de leurs fidèles, avec plus de satisfaction les flatteries de leurs favoris ; ils n’attendent rien que de l’usure naturelle des choses, de l’inévitable tassement des intérêts. — Médiocres, ces souverains que Napoléon pourchasse, qui