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LE SECRET DO PRÉCEPTEUR. 503

mère, quoiqu’elle s’en défendit, aimait beaucoup le monde ; elle y promenait ses yeux redoutables, son humeur caustique, y cherchait une pâture à ses médisances. De son côté, M. Monfrin était ravi de les trouver d’accord une fois par hasard, et il se félicitait de pouvoir dans ce cas particulier concilier toutes les obligations de son état. Peu s’en fallut cependant que la partie ne manquât. Un matin, en descendant de voiture, il fît un faux pas, qui lui causa une de ces ruptures des fibres musculaires du mollet qu’on appelle communément un coup de louet, et qui ne se guérissent que par un repos absolu. M me Isabelle montra dans cette rencontre une admirable générosité ; elle offrait de tenir compagnie à l’infirme, tandis que sa bru irait seule à cette fête dont elle se promettait tant de plaisir. Le piège était trop grossier pour que Monique y tombât ; elle refusa des offres perfides et renvoya bien loin la tentatrice. M. Monfrin était si ennuyé de ce contretemps qu’il s’arrangea pour guérir très vite. Le jour du bal, il affirma qu’il était en état de s’y rendre, pourvu qu’on ne lui demandât pas d’y danser. Quant à moi qui non-seulement ne dansais pas, mais qui me souciais peu de voir danser Monique, j’avais écrit déjà ma lettre d’excuses et j’allais l’envoyer quand elle me signifia qu’elle ne pouvait se passer de ma compagnie, que c’était un de ces cas où les précepteurs obéissent. Je m’inclinai et j’obéis.

M me Isabelle étant toujours très longue dans ses apprêts de toilette, il était près de dix heures quand nous nous mîmes en route dans son grand landau, où six personnes auraient tenu à l’aise. Chemin faisant, je n’entendis pas un seul propos malsonnant. Le temps s’était mis au beau, on avait fait la paix, qui n’était peut-être qu’une paix fourrée. Les fronts étaient sereins, les langues étaient courtoises. La belle-mère daigna s’informer si sa bru était assez couverte, et lui offrit une cravate de cachemire, en l’exhortant à se la mettre autour du cou. Le sourire de l’homme qui ne savait pas rire exprimait en ce moment une satisfaction, une détente de l’esprit et du cœur qu’il n’avait pas souvent ressentie.

Quand nous arrivâmes, on dansait déjà. Dans le cours de ma laborieuse jeunesse je n’ai guère eu l’occasion d’aller au bal ; mais j’imagine que celui que M me de Morane donnait à la jeunesse dorée d’Épernay ressemblait beaucoup à ceux qu’on peut donner à Paris. Il n’y a plus de province, et celle que les romanciers décrivaient dans la première moitié de ce siècle n’existe désormais que dans leurs livres. Grâce aux chemins de fer, aux journaux, au télégraphe, Paris s’est répandu sur toute la France. Je suis sûr que la plupart des toilettes en venaient, comme aussi les sujets de conversation ; il y avait là dix personnes au moins qui étaient allées faire un tour